MELAGE (12) : "Ceux qui sont morts" (1930)

Ceux qui sont morts

Ne les oublions pas ! les oub­lis sont des crimes !
Oubli­er des héros, oubli­er des vic­times,
Quand on voit sur leurs os ger­mer tout l'avenir !
Puisqu'ils ont su mourir, ils ont le droit de vivre,
Et si notre des­tin ne fut pas de les suiv­re,
   Sachons du moins nous sou­venir.

Quand un peu­ple détru­it les autels de la gloire,
Quand il chas­se les morts, hélas ! de sa mémoire,
Quand son passé, dont l'univers fut ébloui,
Sous les pieds du pro­grès n'est plus que de la cen­dre,
C'est qu'il rampe si bas qu'il ne peut plus descen­dre,
   Et quelque chose est mort en lui.

Que les vils trafi­quants, cha­cals aux dents avides,
N'aient vu dans nos exploits que leurs prof­its sor­dides.
Qu'ils aient pu, l'âme sourde aux appels élo­quents,
Mon­nay­er le mal­heur, rançon­ner la détresse,
Et bâtir le bien-être épais qui les engraisse,
   Eh bien ! ce sont des trafi­quants !

Mais nous, nous avons vu sur les sanglants abîmes
L'idéal qui cinglait, éployé, vers les cimes :
Ayant pris aux maisons, aux champs, aux ate­liers,
Ses légions de preux qui l'adoptaient pour maître,
Il mon­tait, délivré des chaînes du bien~être,
   Entraî­nant tous ses cheva­liers.

Ils par­taient, hasardeux, pour la grande aven­ture,
Où, pal­adins du droit con­tre la for­fai­ture,
Sachant bien que pour vain­cre il faut savoir souf­frir,
A l'ombre des dra­peaux qui vengeaient notre cause,
Ils allaient sim­ple­ment accom­plir cette chose :
   Lut­ter pour elle, et puis mourir.

Ils sont morts. Mais au bruit des fan­fares guer­rières
Qui jetaient à l'assaut leurs lignes meur­trières,
Ils gravèrent au ciel des exploits si nou­veaux,
Ces héros qu'exaltaient les hautes équipées
Firent son­ner si clair la chan­son des épées
   Qu'on se sou­vint de Ron­ce­vaux.

Ils sont morts. Mais déjà, nar­guant les aigles noires,
Monte, sur le vieux sol tout pavé de leurs gloires,
Un tem­ple de beauté que rien ne peut ternir :
Plus le soc meur­tri­er fit leur tombe pro­fonde,
Plus haut dans la splen­deur, monte, éton­nant le monde,
    La Bel­gique de l'avenir.

Ils sont morts. Mais les jours d'éternelle jus­tice
Ont déjà couron­né devant Dieu leur sup­plice,
Et, con­sacrés deux fois par l'immortalité,
Leurs tombeaux sont fleuris de cette joie immense :
Dans les coeurs de seize ans leur race recom­mence :
   Ils ont une postérité.

Tant qu'un peu­ple d'enfants, sur les bancs des écoles,
Faisant taire le bruit de leurs rêves friv­o­les,
Sur les voix du passé se pencheront ravis,
Tant qu'ils ver­ront briller sur la carte du monde
La tache de couleur que tant de sang inonde
   Et qu'ils appel­lent: « Mon Pays » ;

Tant que sur nos forêts, sur nos moissons jau­nies,
L'été promèn­era ses lentes sym­phonies,
Tant que la mer bat­tra la dune de ses flots,
Et que le vent d'Ouest, en pas­sant sur nos plaines,
Redi­ra nos orgueils, nos douleurs et nos haines
   Dans ses clameurs, dans ses san­glots ;

Tant que des coeurs vivront dans des poitrines fières,
Tant que nos vieux lions dresseront leurs crinières,
Tant que, les yeux fixés sur nos grands livres d'or,
L'Histoire, en traits de feu, dira nos grandes Gestes,
Et que l' Art, aux élans sub­limes ou mod­estes,
   Ira pren­dre là son essor,

Toutes nos voix, ô morts ! diront vos gloires fières :
Voix pieuses des deuils, des bronzes et des pier­res,
Voix des cloches qui font s'émouvoir les val­lons,
Voix des chantiers hurlants où la fièvre tra­vaille,
Voix de la terre qui d'honneur encor tres­saille,
   Voix des Fla­mands, voix des Wal­lons !

Du fond du sol qui fut pétri par les mitrailles,
Du fond des coeurs, encor saig­nants de leurs entailles,
Sous les lam­beaux troués qui furent ses dra­peaux,
Le grand peu­ple mar­tyr, frémis­sant jusqu'aux moelles,
Fera vibr­er jusqu'à l'azur, jusqu'aux étoiles,
   Le cri tri­om­phal des tombeaux !

Et les aïeux, ceux qui, créant nos renom­mées,
Bran­dis­saient puis­sam­ment goe­dendags et framées,
Voy­ant qu'on meurt encore pour l'immortalité,
Que, devant l'univers ému qui le regarde,
Le Pays de l'honneur monte tou­jours la garde
   Pour le droit et la lib­erté.

Dénom­brant nos héros qui dor­ment sous la terre
Pour avoir cru que les ser­ments sont chose austère,
Tous les aïeux diront pour, celui qui com­prend :
« 0 Pays qui lut­tas quand il fal­lait se ren­dre,
» Pays qu'on peut broy­er, mais qu'on ne peut pas ven­dre,
   » Par tes morts, Pays ! tu fus grand ! »

MÉLAGE (F.). L’âme belge. Poèmes pour le cen­te­naire. Carls­bourg, Édi­tion de la revue belge de péd­a­gogie, 1930 ; in‑4, 60 pp., broché, cou­ver­ture rem­pliée. Avec les illus­tra­tions du F. Mabin-Joseph.

"F." sig­ni­fie ici "Frère" : Les Frères des Ecoles Chré­ti­ennes (au Con­go depuis 1910) comp­tait en leur rang le frère Mélage, pre­mier biographe du frère Mutien-Marie (1841–1917), canon­isé par l'église catholique (30 jan­vi­er).

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | con­tribu­teur : Patrick Thonart.