Ceux qui sont morts
Ne les oublions pas ! les oublis sont des crimes !
Oublier des héros, oublier des victimes,
Quand on voit sur leurs os germer tout l'avenir !
Puisqu'ils ont su mourir, ils ont le droit de vivre,
Et si notre destin ne fut pas de les suivre,
Sachons du moins nous souvenir.
Quand un peuple détruit les autels de la gloire,
Quand il chasse les morts, hélas ! de sa mémoire,
Quand son passé, dont l'univers fut ébloui,
Sous les pieds du progrès n'est plus que de la cendre,
C'est qu'il rampe si bas qu'il ne peut plus descendre,
Et quelque chose est mort en lui.
Que les vils trafiquants, chacals aux dents avides,
N'aient vu dans nos exploits que leurs profits sordides.
Qu'ils aient pu, l'âme sourde aux appels éloquents,
Monnayer le malheur, rançonner la détresse,
Et bâtir le bien-être épais qui les engraisse,
Eh bien ! ce sont des trafiquants !
Mais nous, nous avons vu sur les sanglants abîmes
L'idéal qui cinglait, éployé, vers les cimes :
Ayant pris aux maisons, aux champs, aux ateliers,
Ses légions de preux qui l'adoptaient pour maître,
Il montait, délivré des chaînes du bien~être,
Entraînant tous ses chevaliers.
Ils partaient, hasardeux, pour la grande aventure,
Où, paladins du droit contre la forfaiture,
Sachant bien que pour vaincre il faut savoir souffrir,
A l'ombre des drapeaux qui vengeaient notre cause,
Ils allaient simplement accomplir cette chose :
Lutter pour elle, et puis mourir.
Ils sont morts. Mais au bruit des fanfares guerrières
Qui jetaient à l'assaut leurs lignes meurtrières,
Ils gravèrent au ciel des exploits si nouveaux,
Ces héros qu'exaltaient les hautes équipées
Firent sonner si clair la chanson des épées
Qu'on se souvint de Roncevaux.
Ils sont morts. Mais déjà, narguant les aigles noires,
Monte, sur le vieux sol tout pavé de leurs gloires,
Un temple de beauté que rien ne peut ternir :
Plus le soc meurtrier fit leur tombe profonde,
Plus haut dans la splendeur, monte, étonnant le monde,
La Belgique de l'avenir.
Ils sont morts. Mais les jours d'éternelle justice
Ont déjà couronné devant Dieu leur supplice,
Et, consacrés deux fois par l'immortalité,
Leurs tombeaux sont fleuris de cette joie immense :
Dans les coeurs de seize ans leur race recommence :
Ils ont une postérité.
Tant qu'un peuple d'enfants, sur les bancs des écoles,
Faisant taire le bruit de leurs rêves frivoles,
Sur les voix du passé se pencheront ravis,
Tant qu'ils verront briller sur la carte du monde
La tache de couleur que tant de sang inonde
Et qu'ils appellent: « Mon Pays » ;
Tant que sur nos forêts, sur nos moissons jaunies,
L'été promènera ses lentes symphonies,
Tant que la mer battra la dune de ses flots,
Et que le vent d'Ouest, en passant sur nos plaines,
Redira nos orgueils, nos douleurs et nos haines
Dans ses clameurs, dans ses sanglots ;
Tant que des coeurs vivront dans des poitrines fières,
Tant que nos vieux lions dresseront leurs crinières,
Tant que, les yeux fixés sur nos grands livres d'or,
L'Histoire, en traits de feu, dira nos grandes Gestes,
Et que l' Art, aux élans sublimes ou modestes,
Ira prendre là son essor,
Toutes nos voix, ô morts ! diront vos gloires fières :
Voix pieuses des deuils, des bronzes et des pierres,
Voix des cloches qui font s'émouvoir les vallons,
Voix des chantiers hurlants où la fièvre travaille,
Voix de la terre qui d'honneur encor tressaille,
Voix des Flamands, voix des Wallons !
Du fond du sol qui fut pétri par les mitrailles,
Du fond des coeurs, encor saignants de leurs entailles,
Sous les lambeaux troués qui furent ses drapeaux,
Le grand peuple martyr, frémissant jusqu'aux moelles,
Fera vibrer jusqu'à l'azur, jusqu'aux étoiles,
Le cri triomphal des tombeaux !
Et les aïeux, ceux qui, créant nos renommées,
Brandissaient puissamment goedendags et framées,
Voyant qu'on meurt encore pour l'immortalité,
Que, devant l'univers ému qui le regarde,
Le Pays de l'honneur monte toujours la garde
Pour le droit et la liberté.
Dénombrant nos héros qui dorment sous la terre
Pour avoir cru que les serments sont chose austère,
Tous les aïeux diront pour, celui qui comprend :
« 0 Pays qui luttas quand il fallait se rendre,
» Pays qu'on peut broyer, mais qu'on ne peut pas vendre,
» Par tes morts, Pays ! tu fus grand ! »
MÉLAGE (F.). L’âme belge. Poèmes pour le centenaire. Carlsbourg, Édition de la revue belge de pédagogie, 1930 ; in‑4, 60 pp., broché, couverture rempliée. Avec les illustrations du F. Mabin-Joseph.
"F." signifie ici "Frère" : Les Frères des Ecoles Chrétiennes (au Congo depuis 1910) comptait en leur rang le frère Mélage, premier biographe du frère Mutien-Marie (1841–1917), canonisé par l'église catholique (30 janvier).
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Infos qualité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | contributeur : Patrick Thonart.
Dans ce recueil :
- MELAGE (00) : L’âme belge, Poèmes pour le centenaire (recueil, 1930)
- MELAGE (01) : "L'aube sanglante" (1930)
- MELAGE (02) : "La pacifique conquête" (1930)
- MELAGE (03) : "Les Croisés" (1930)
- MELAGE (04) : "Jacques van Artevelde" (1930)
- MELAGE (05) : "La cloche du beffroi" (1930)
- MELAGE (06) : "Les Primitifs" (1930)
- MELAGE (07) : "Les Gueux" (1930)
- MELAGE (08) : "La science" (1930)
- MELAGE (09) : "La Vendée belge" (1930)
- MELAGE (10) : "1830" (1930)
- MELAGE (11) : "A l'ombre du drapeau" (1930)
- MELAGE (12) : "Ceux qui sont morts" (1930)