ELIOT, Thomas Steams (1888–1965) : "Mercredi des cendres" (1930, trad. C. Pagnoulle)

I. PARCE QUE N’AI ESPOIR DE TOURNER ENCORE

Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourn­er

Désir­ant le tal­ent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à ten­dre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieil­li étir­erait-il les ailes ?)
Pourquoi regret­terais-je
Le pou­voir dis­paru du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de con­naître encore
La gloire infirme de l’heure pos­i­tive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véri­ta­ble pou­voir tran­si­toire
Parce que je ne peux boire
Là où fleuris­sent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est tou­jours le temps
Et le lieu tou­jours et seule­ment le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seule­ment pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au vis­age bien­heureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Par con­séquent je me réjouis, devant me con­stru­ire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de pren­dre pitié de nous
Et prie de pou­voir oubli­er
Ces ques­tions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Que ces mots répon­dent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le juge­ment ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour vol­er
Rien que van­neaux pour éven­ter
Un air désor­mais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volon­té
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pau­vres pécheurs main­tenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous main­tenant et à l’heure de notre mort.

II. DAME, TROIS LÉOPARDS BLANCS ÉTAIENT ASSIS SOUS UN GENÉVRIER

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévri­er
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était con­tenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était con­tenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répon­dit d’une petite voix :
Grâce à la bon­té de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Hon­ore la Vierge en médi­ta­tion,
Nous resplendis­sons. Et moi qui suis ici dis­per­sé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les por­tions indi­gestes
Que rejet­tent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en con­tem­pla­tion, en robe blanche.
Que la blancheur des os expi­ent jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oubli­er
Ain­si con­sacré, con­cen­tré dans un but. Et Dieu dit
Prophé­tise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chan­tèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sere­ine
La Rose unique
Est désor­mais le Jardin
Où finis­sent tous les amours
Se ter­mine le tour­ment
De l’amour insat­is­fait
Le tour­ment plus grand
De l’amour sat­is­fait
Fin de l’infini
Voy­age vers nulle fin
Con­clu­sion de tout ce qui ne peut
Se con­clure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit ren­due à la Mère
Pour le Jardin
Où finis­sent tous les amours.

Sous un genévri­er les os chan­taient, éparpil­lés et resplendis­sant
Nous sommes heureux d’être éparpil­lés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la béné­dic­tion du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni divi­sion ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. AU PREMIER COUDE DE LA DEUXIÈME VOLÉE

Au pre­mier coude de la deux­ième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux pris­es avec le dia­ble des escaliers dis­simulé
Sous le masque fourbe d’espoir et dés­espoir.
Au sec­ond coude de la deux­ième volée

Je les ai lais­sés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de vis­ages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieil­lard, irré­para­ble,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au pre­mier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figu­ier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pas­torale
Le per­son­nage bien bâti habil­lé de bleu et de vert
Enchan­tait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Dis­trac­tion, musique de flûte, paus­es et pas du men­tal sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et dés­espoir
Escal­adant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seule­ment un mot.

IV. QUI MARCHAIT ENTRE LA VIOLETTE ET LA VIOLETTE

Qui mar­chait entre la vio­lette et la vio­lette
qui mar­chait entre
Les rangées divers­es de verts var­iés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Par­lant de banal­ités
Dans l’ignorance et la con­nais­sance d’une douleur éter­nelle
Qui se mou­vait par­mi les autres qui mar­chaient,
Qui a ravivé les fontaines et renou­velé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affer­mi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Soveg­na vos

Voici les années qui s’interposent, empor­tent
Flûtes et vio­lons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre som­meil et veille, envelop­pée

De plis de lumière, habil­lée de ses plis.
Les années nou­velles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nou­veau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tan­dis que des licornes endia­man­tées tirent le cor­bil­lard doré.

La sœur silen­cieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, der­rière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pen­cha la tête et soupi­ra mais ne dit rien

Mais la fontaine jail­lit et l’oiseau sif­fla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent sec­oue de l’if un mil­li­er de soupirs

Et après, notre exil

V. SI LE MOT PERDU EST PERDU, SI LE MOT DÉPENSÉ EST DÉPENSÉ

Si le mot per­du est per­du, si le mot dépen­sé est dépen­sé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pour­tant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière bril­lait dans l’obscurité et
Con­tre le Mot le monde inqui­et s’émouvait sans cesse
Autour du cen­tre du Mot silen­cieux.

Ô mon peu­ple, que t’ai-je fait.

Où trou­ver le mot, où le mot
Reten­ti­ra-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les con­ti­nents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemp­tion pour ceux qui se détour­nent
Pas de moment de réjouis­sance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choi­sis­sent et te com­bat­tent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre sai­son et sai­son, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pou­voir et pou­voir, ceux qui atten­dent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la bar­rière
Qui ne veu­lent pas s’en aller et ne peu­vent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et com­bat­tirent

Ô mon peu­ple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offen­sée
Et sont ter­ri­fiés et ne peu­vent se ren­dre

Et affir­ment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécher­esse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peu­ple.

VI. MÊME SI JE N’AI ESPOIR DE TOURNER ENCORE

Même si je n’ai espoir de tourn­er encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourn­er

Vac­il­lant entre prof­it et perte
Dans ce bref tran­sit où les rêves se croisent
La pénom­bre tra­ver­sée de rêves entre nais­sance et mort
(Bénis­sez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de gran­it
Les voiles blanch­es fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur per­du se raid­it et se réjouit
Du lilas per­du et des voix per­dues de la mer
Et l’esprit défail­lant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur per­due de la mer
Se ravive et retrou­ve
Le cri de la caille les voltes du plu­vi­er
Et l’œil aveu­gle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrou­ve la saveur salée de la terre sablon­neuse

C’est le temps de la ten­sion entre mourir et naître

Le lieu de soli­tude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix sec­ouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre sec­ousse.

Sœur bien­heureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abru­tir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même par­mi ses rochers,
Notre paix dans Sa volon­té
Et même par­mi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me per­me­ts pas d’être séparé

Et laisse mon cri mon­ter vers Toi.

Paru dans…
Mer­cre­di des cen­dres (1930)

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­trice : Chris­tine Pag­noulle | crédits illus­tra­tions : © Asso­ci­at­ed Press Inter­na­tion­al News Unit­ed.