HENRARD, Agnès (né en 1959) : "Aveugles voyages" (1986–1987)

Chapitre premier

La pre­mière ville. Des fumées, des chantiers,
des fab­riques. Des abris de papiers et de cen­dres.
Des enfants, des chiens. Enfants men­di­ants et cireurs
de bottes, courant dans la pous­sière d'octobre, dans
les eaux noires des orages. C'est une ville énorme,
un océan de pous­sières et de cen­dres.

Au ‑delà, les verg­ers, les collines ron­des, les forêts
froides et noires où dor­ment les voleurs.

C'est un pre­mier voy­age. On a déjà con­nu
les cam­pagnes par­fois très blanch­es, les plages
loin­taines où meurent les baleines et les nageurs
si pâles.

La pre­mière ville, immense et noire. On ne peut
sup­port­er cela, ces lieux fiévreux, cette peur. Le ciel
est pour­tant très bleu quand se déchire la ville
et s'effondre.

 

Il faut alors retourn­er aux cam­pagnes et tra­vers­er les plaines où courent des enfants qui la suiv­ent et la chas­sent, lui lan­cent des poignées de pois, des poignées de graines et de noix.

Et les mères accroupies les regar­dent en riant, les regar­dent en tri­ant les grains, en berçant les enfants, en cuisant des vian­des et en cueil­lant les fruits, les regar­dent courir dans les champs arides,
en plein midi.

C'est tou­jours le début du pre­mier voy­age.
On se cache des enfants cru­els et des mères.

 

On est très soli­taire. On a un corps qui par­fois ne peut plus sup­port­er l'exil. On a besoin de léch­er et de mor­dre, de laiss­er venir les cris, les larmes.
Le désir est insur­montable. On va chercher alors des ombres sur les plages et dans les grands hôtels très blancs. La mer est rouge et immo­bile. Dans la ville, il y a les étran­gleurs de femmes, les sol­dats ivres et sauvages.

Il est facile de trou­ver une ombre soli­taire et rem­plie de désir. La cham­bre est blanche et brûlante.
On n'entend plus rien des bruits des plages et de la ville. Seuls les corps dans la cham­bre. Et même plus les cris, les voix, les bruits des pas d'hommes ivres, seuls. Il y a deux ombres, des silences aigus. Il n'y a aucune douleur. Sim­ple­ment des corps qui s'épuisent à se pren­dre.

L'ombre ne regarde pas la mer si rouge, les plages noires et cou­vertes de pelures d'oranges.

 

Peut-être est-ce déjà la fin. Peut-être n' y‑a-t-il plus rien. Plus rien que le désir infime. Plus rien que la chaleur et la lumière. Il faudrait quit­ter l'ombre et inven­ter une autre his­toire. Un voy­age encore. Une his­toire de voy­age inutile et jusqu'au bout
des forces. Ou croire à un retour pos­si­ble. Il faudrait alors inven­ter d'autres ombres, un nou­veau par­cours. Peut-être aus­si suf­fi­rait-il de chang­er son regard, voir l'ombre comme une image, un reflet de soi-même, infin­i­ment vari­able et impos­si­ble à saisir vrai­ment.

 

Les gens diront qu'elle est par­tie, qu'elle a quit­té les grands hôtels trop blancs, la ville pleine de sol­dats enivrés et d'étrangleurs de femmes, la plage trop brûlante et les palmiers trop verts, la cham­bre ouverte sur la mer et le ciel.

L'ombre la suiv­ra peut- être, ou peut-être se tuera, se lais­sera gliss­er du haut de la falaise. On ne peut savoir où elle va. On ne peut plus rien savoir d'elle.

On sait seule­ment la pluie, la pluie tant atten­due qui main­tenant s'acharne et inonde les ter­res,
les chemins, les toîts de paille et de branch­es.
Et ruisel­lent les ter­res. De nou­veau, ces lour­des boues que char­ri­ent les fleuves et qui bavent sur les rives. On sait seule­ment cette épais­seur de l'air, par­fois.

 

Peut-être l'ombre est- elle morte. Peut-être regarde ‑t- elle la pluie sur la mer. Peut- être la cherche-t- elle dans la ville inondée, par­mi les marins ivres, les égorgeurs de femmes. Peut-être eût elle dû la retenir, l'empêcher de retourn­er aux cam­pagnes et aux plaines la tuer dans la cham­bre.

Il y a la pluie, tou­jours. Il y a tou­jours le vent
qui décoiffe les femmes et gon­fle les cor­sages,
les enfants buvant aux ruis­seaux. Les puits débor­dent. On y puise l'eau du bain. On baigne les cheveux qui coulent jusqu'au sol de terre.

 

Pour­tant
con­tin­ue le voy­age, vers les océans bien trop noirs et bien trop vio­lents, les océans furieux fou­et­tant les sables et les herbes des dunes, vers les mon­tagnes aigües et quelques fois fumantes, nour­ris­sant dans leurs flancs des laves rouges. Dan­gereux voy­age jusqu'au bord des cratères, alors que gronde sous les cen­dres le feu qui réveillera les pépites endormies, les sil­lons figés, les ten­dres coteaux, qui fera de la ville un très pur brasi­er rouge, une large riv­ière char­ri­ant les laves rouss­es, et les enfants croiront en une ultime fête, riront des flammes épaiss­es embras­ant les collines, de la nuit lumineuse et du ciel incendié, ne ver­ront rien de la mort et des pleurs, croiront que mille oiseaux encer­clent la colline, croiront que la terre s'ouvre sur dix-mille tré­sors
et que coulent du sol de très longs filets d'or.

 

Con­tin­ue le voy­age et le long réveil, jusqu'aux cam­pagnes froides et jusqu'aux autres plages où meurent les baleines et les nageurs très pâles. On peut y oubli­er toutes les laves rouss­es et tous les enfants morts. On y reste longtemps,
on se nour­rit de vers de vase et d'algues.
On peut y con­stru­ire une cabane étroite, une case de palmes, un radeau de brindilles. Mais on n'y con­stru­it rien. On ne recon­naît plus la mer. On s'y laisse gliss­er comme dans un lit tiède.
On s'oublie au milieu des étoiles.

 

C'est alors l'inévitable, le vide. Mais à quel moment du voy­age ? Trop de soleil, trop de chaleur et la douleur de tant de lumière, de tant de couleurs
et de cris, de tant d'espace, de tant de vent,
de tant de pluies.

L'ennui, peut-être, la dis­pari­tion du rêve :
Ou l'étrangeté de son corps, la gêne de soi-même, le regret de l'enfance, la douleur d'avoir per­du le fil, d'avoir quit­té les ter­res lour­des et les cam­pagnes, les choses anci­ennes, les hivers et les neiges,
les fruits très rouges et tachant les chemis­es.

Les gens diront qu'elle est plus mai­gre. Epaules aigües. Elle penche un peu la nuque, ne court jamais, marche tou­jours dans l'ombre des por­tails et s'arrête aux fontaines, ne rit plus avec les enfants et les mères.

 

Les gens diront encore qu'elle s'enferme par­fois dans d'étroites cham­bres, dans de petits réduits, s'enferme et boit de forts alcools aux saveurs ter­reuses, au goût de cen­dres, qu'elle reste nue dans l'ombre alors que suf­foque la ville et que les hôtels sont plus blancs encore et plus grands, que la chaleur est écras­ante et affolle les femmes, sur­prend les enfants au fond de leur som­meil.
On doit atten­dre la nuit pour ramen­er du fleuve l'eau grise et puante que l'on donne aux enfants, dont on baigne les corps et les cheveux, les ter­res éclatées, la pous­sière des jardins.

A quel moment du voy­age? Peut-être au tout début. quand elle est encore blanche et neuve dans ces endroits ravageurs, ces villes étouf­fantes,
ces cam­pagnes brûlées, ces mon­tagnes impos­si­bles. Sans-doute au début du voy­age, avant la déci­sion d'un retour pos­si­ble, avant la déci­sion d'un voy­age encore, d'un autre voy­age, dif­férent.

 

D'autres diront qu'ils l'ont vue dans les vil­lages, blanche, vive et tur­bu­lente, le long des riv­ières et dans les plaines sèch­es et brûlées, gravis­sant les collines et les sen­tiers arides alors que tout est immo­bile sous le soleil ter­ri­ble et ravageur, que le vent tor­ride appau­vrit les jardins, assèche les riv­ières et creuse les ter­res de fins sil­lons, de fis­sures et d'éclats.

 

Ce n'est plus un voy­age. Il n'y a plus de mou­ve­ment, d'errance. Il y a seule­ment la chaleur immuable et la pous­sière qui étran­gle les cam­pagnes, les champs main­tenant gris, main­tenant secs et cou­verts
de fis­sures.

C'est un arrêt com­plet, une mort lente et blanche comme la lumière aveuglante et chaque jour plus crue. C'est comme la neige d'avant le départ, c'est une très fine et très pure brûlure.

 

Le sec­ond voy­age sera plus lent, plus immo­bile.
Il n'est pas encore ter­miné, il traîne dans les coins de la dernière ville, dans les cham­bres des hôtels et le long des avenues très larges, gris­es et calmes comme les anciens fleuves. On pour­rait imag­in­er vivre encore longtemps ain­si. On n' imag­ine pour­tant rien. On est un peu à bout de souf­fle. On a seule­ment des envies ou des peurs. On pense par­fois à la neige ou à l'enfance. Avant, il y avait les maisons tièdes et les jardins brûlés de neige. Il y avait les sœurs et les frères et les cham­bres où les som­meils étaient pais­i­bles. Ce n'est plus un voy­age. C'est quelque• chose d'immobile et de blanc, de très brûlant.

C'est un voy­age sans but ni forme. Ce n'est plus un voy­age. C'est une marche-arrière, un recul aveu­gle. C'est un voy­age qui ronge et désarme. Ce n'est plus rien qu'une douleur qui brûle comme les feux de soleils déchaînés, aigus et durs comme des lames.

Les gens diront qu'elle n'aurait jamais dû laiss­er
un homme seul, durant tout un hiv­er.

 

Chapitre deuxième

De leur prison de verre, ils sont les voyeurs figés et inutiles penchés par des fêne­tres ouvertes sur le noir. La nuit d'une ville si lente et vide. Dans leur prison de verre, ils cherchent les coins d'ombre et y restent longtemps. C'est un exil qui mène à l'exil des corps, à l'exil de l'amour.

C'est un voy­age qui mène à la par­faite soli­tude.
Il faut surtout empêch­er le désir. C'est un voy­age en soi-même, une longue descente dans le puits qu'on est.

C'est un châ­ti­ment très sub­til, c'est un voy­age immo­bile (on a autre­fois lais­sé un homme durant tout un hiv­er dans une ville froide et grise). C'était pour un pre­mier voy­age. Celui-ci est terne et vide. Ce n'est qu'une longue descente en soi-même, pour y trou­ver des débris, de vieux morceaux de vie, des éclats de pas­sions anci­ennes. C'est un voy­age sans but ni forme. On en devient amer et las.
On en oublie la fin, le début, la cause.

 

On est dans le repaire de verre. Il n'y a plus rien que le noir. Tous deux ne souf­frent pas autant. L'un demande à l'autre de se réjouir de son nou­v­el amour. L'autre sera sa pris­on­nière.

Il fau­dra une fin au voy­age, chang­er de prison,
de repaire, rede­venir par­faite soli­taire. Peut-être un nou­veau voy­age, vers d'autres plages, d'autres ombres.

Dans leur repaire de verre, ils sont blanc et noir. L'un des deux doit être aveu­gle. (C'est le jeu qu'ils ont inven­té). L'autre est aveuglant et brille, l'une est terne et aveuglée. Aveuglant brille. Aveu­gle pleure.
Il est impos­si­ble de les réu­nir.

 

Il reste peu de temps à vivre dans la prison de verre. Il faut main­tenant caress­er la douleur. Savoir que l'on doit revenir à soi-même.

On a accom­pa­g­né un homme dans le voy­age. C'était pour se recon­naître.

Plus tard le ciel sera très rouge. C'est une nuit qui tombe vite. On regarde surtout les lumières des collines, celles des maisons de papiers
et de cen­dres. Plus proches, les néons de l'avenue.

 

Les gens diront qu'elle n'aurait pas dû laiss­er un homme seul ain­si. Ils diront qu'ils se sont recon­nus, pour­tant, se sont réu­nis, enfin, essouf­flés, fiévreux. Ils se sont enfer­més dans la prison de verre, n'ont rien vu des jardins, des aubes rouges et flam­bantes. On dira qu'ils se sont aveuglés, se sont per­dus
à trop vouloir se recon­naître.

Cer­tains diront encore qu'elle a quit­té le repaire de verre pour des cham­bres som­bres, de minces réduits, qu'elle a enfin décou­vert la ville et s'est sou­vent égarée dans les quartiers enfumés et gris.
Ils diront qu'elle a brusque­ment quit­té le pays, lais­sant l'homme ébloui, qu'elle est rev­enue aux cam­pagnes de l'enfance, aux givres de décem­bre, aux fruits rouges des jardins, aux cham­bres tièdes où dor­ment les sœurs et les frères.

 

Il y eut cette prison de verre, là-haut, en haut d'une tour mod­erne comme on en voit dans ce genre de ville. C'est un pays où il con­vient pour­tant de vivre dans des endroits sauvages et surtout loin des villes. Au bord des plages où nais­sent les baleines.
On a con­nu ces plages. C'était un pre­mier voy­age. Il n'y avait qu'un corps. Il y a eu des hôtels et des ombres, con­tre son corps soli­taire. Des ombres fines et douces, impal­pa­bles et légères, et qui lais­saient les draps intacts.

Dans cette prison de verre, il y eut deux corps, plus soli­taires encore.

 

Chapitre troisième

Ce sera un nou­veau voy­age, très noir et beau comme une mort lente et aride. Voy­age vers les déli­cieux abîmes, vers les forêts très dens­es et bleues,
vers les cam­pagnes sans ombres, sans voiles, sans puits, sans bruit. Ce sera l'ultime voy­age, longue descente vers les plages mortelles, vers les mers miroi­tantes et douces et dévo­rantes. Autant de lieux brûlants et somptueux. Cav­ernes et fours et falais­es blanch­es. Ce seront les derniers cris, les avalanch­es, les foudres (enfin pour­suiv­re le voy­age, retrou­ver un chemin ; même si c'est l'ultime, le plus sec,
le plus blanc et aveuglant).

Ce sera le dernier voy­age avant le som­meil, avant la mort, la nuit. Il y aura l'oubli des corps et des nausées. Il n'y aura plus de dégoût, plus de vacarme. Les yeux vides de tout cri, de toute colère.
Une très belle et forte impa­tience à mourir.

 

C'est ailleurs et ce n'est rien d'autre. Rien d'autre qu'une ville grouil­lante et pour­tant vide et longue et par­fois presqu'immobile. C'est ailleurs et comme partout. Il y a ici les même odeurs qu'ailleurs, au fil des mêmes errances. Il y a la lour­deur des dimanch­es qui s'étirent alors que le ciel est si pur et la lumière forte et blanche.

C'est ailleurs, c'est autre part, c'est une infime part du monde, entre le désert et la mer. Il n'y a rien
de très étrange ni de très fort, rien que des choses moyennes et pâles, une ambiance sans rythme ni cris, un rythme de ville sourde et vieil­lie par une foule aveu­gle et lente.

C'est comme un faux hiv­er où les neiges s'égarent et traî­nent alors que les orages crépi­tent sur la ville et abî­ment le som­meil des dormeurs fébriles.
Les neiges si loin­taines et bleues que les vieil­lards inven­tent tièdes, et que l'enfant des­sine comme un très grand silence, comme une mer très calme et claire, comme un désert de sel.


Achevé d'imprimer le 25 juin 1988 par l'imprimerie de Nyun­do, Rwan­da. Cette édi­tion orig­i­nale de Aveu­gles Voy­ages à été tirée à deux cents exem­plaires numérotés de 1 à 200.

N°17

Paru dans…
Aveu­gles voy­ages (Rwan­da, 1986–1987)

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : texte orig­i­nal | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

HENRARD, Agnès (né en 1959) : "Si tu me troues les ailes…" (1992)

Si tu me troues les ailes, je garderai ouverts tous
mes yeux indompt­a­bles, ceux qui fouil­lent les
déserts, nar­guent les marécages, rassem­blent les
forêts en-dessous des riv­ières. Si tu me fends les
ailes, je ferai danser l'ange plié sous mes paupières.

Paru dans…
recueil veiller sous les riv­ières (2002)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil veiller sous les riv­ières (2002) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.