PONTHUS, Joseph (1978–2021) : "ça a débuté comme ça…" (2019)

ça a débuté comme ça
Moi j’avais rien demandé mais
Quand un chef à ma prise de poste me demande
si j’ai déjà égout­té du tofu
Égout­ter du tofu
Je me répète les mots sans trop y croire
Je vais égout­ter du tofu cette nuit
Toute la nuit je serai un égout­teur de tofu

Je me dis que je vais vivre une expéri­ence par­ti­c­ulière
dans ce monde déjà par­al­lèle qu’est l’usine
de dix-neuf heures jusqu’à qua­tre heures trente
ce qui en comp­tant la demi-heure de pause quo­ti­di­enne me fera un bon neuf heures de boulot

Je com­mence à tra­vailler
J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Presque
Comme une for­mule mag­ique
Sacra­mentelle
Un mot de passe
Une sorte de résumé de la van­ité de l’existence du tra­vail du monde entier de l’usine
Je me marre

J’essaie de chan­ton­ner dans ma tête
Y a d’la joie
du bon Trenet pour me motiv­er
Je pense aux fameux vers de Shake­speare où le monde est une scène dont nous ne sommes que les mau­vais acteurs

Je pense que le Tofu c’est dégueu­lasse et que s’il n’y avait pas de végé­tariens je ne me collerais pas ce chantier de fou de tofu

Les gestes com­men­cent à devenir machin­aux
Cut­ter
Ouvrir le car­ton de vingt kilos de tofu
Met­tre les sachets de trois kilos env­i­ron chaque
sur ma table de tra­vail
Cut­ter
Ouvrir les sachets
Met­tre le tofu à la ver­ti­cale sur un genre de pas­soire hor­i­zon­tale en inox d’où tombe le liq­uide saumâtre
Laiss­er le tofu s’égoutter un cer­tain temps

Un cer­tain temps
Comme aurait dit Fer­nand Ray­naud pour son fût du canon
J’essaie de me sou­venir des sketch­es de Fer­nand Ray­naud en égout­tant du tofu
Je me sou­viens que ma grand-mère ado­rait me les mon­tr­er à la télé quand j’étais gamin
Je me sou­viens
je me sou­viens de Georges Perec
For­cé­ment
J’égoutte du tofu

De temps en temps
Les grands sacs où j’entrepose mes déchets
car­tons et sachets plas­tique
Je les emporte aux poubelles extérieures
C’est bien ça
Aller aux poubelles
ça change un peu

Celui qui n’a jamais égout­té de tofu pen­dant neuf heures de nuit ne pour­ra jamais com­pren­dre
Il n’y a aucune gloire à en tir­er
Pas de mépris pour les non-ouvri­ers
Le mépris
Je pense au chef‑d’oeuvre de Godard

Les heures passent ne passent pas je suis per­du
Je suis dans un état de demi-som­meil exta­tique
Mais je ne rêve pas
Je ne cauchemar pas
Je ne m’endors pas
Je tra­vaille

J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
je me dis qu’il faut avoir une sacrée foi dans la paie qui fini­ra bien par tomber
dans l’amour de l’absurde
ou dans la lit­téra­ture
Pour con­tin­uer
Il faut con­tin­uer
Égout­ter du tofu
De temps à autre
Aller aux poubelles

La pause arrive à une heure dix du matin
Clope Café Clope Un Snick­ers Clope
Mais c’est l’heure
La poin­teuse
C’est repar­ti

J’égoutte du tofu
Encore trois heures à tir­er
Plus que trois heures à tir­er
Il faut con­tin­uer
J’égoutte du tofu
Je vais con­tin­uer
La nuit n’en finit pas
J’égoutte du tofu
La nuit n’en finit plus
J’égoutte du tofu

On gagne des sous
Et l’usine nous bouf­fera
Et nous bouffe déjà
Mais ça on ne le dit pas
Car à l’usine
C’est comme chez Brel
“Mon­sieur
On ne dit pas
On ne dit pas”

Extrait de…
à la ligne ; feuil­lets d'usine (2019)

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : A la ligne ; feuil­lets d'usine (2019)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Joseph Pon­thus en 2019 © rtbf.be.