OLIVER, Mary (1935–2019) : "Pluie" (1992, trad. Patrick Thonart, 2023)

1

Tout l’après-midi, il a plu, et soudain
un pou­voir inouï a sur­gi des nuages
le long d’un fil jaune,
aus­si impérieux que Dieu devrait l’être.
Quand il a frap­pé l’arbre, son corps
s’est ouvert à jamais.

2 Le marais

La nuit dernière, sous la pluie, des détenus ont escal­adé
la clô­ture de bar­belés de la prison.
Dans l’obscurité, ils se sont demandé s’ils pour­raient le faire, et ils savaient
qu’ils devaient essay­er de le faire.
Dans l’obscurité, ils ont escal­adé la clô­ture, poignant et poignant encore
dans les bar­belés.
Mal­gré l’obscurité, la plu­part d’entre eux ont été repris et ren­voyés à l’intérieur du camp.
Mais quelques-uns d’entre eux grimpent tou­jours les bar­belés ou errent
dans les marais bleuâtres, de l’autre côté.
Que ressent un fil bar­belé quand on le saisit, comme on
saisir­ait un quignon de pain ou d’une paire de chaus­sures ?
Que ressent un fil bar­belé quand on le saisit, comme on
saisir­ait une assi­ette ou une fourchette, ou un bou­quet de fleurs ?
Que ressent un fil bar­belé quand on le saisit, comme on
saisir­ait un bou­ton de porte, des papiers, un drap pro­pre pour se gliss­er dessous ?

3

Ou ceci : il pleu­vait, mon oncle
gisait dans le parterre fleuri,
froid et brisé,
tiré de sa voiture, moteur au ralen­ti,
calfeu­trée de chif­fons, et le bril­lant
de ce long tuyau. Mon père a crié,
puis l’ambulance est venue,
puis nous avons tous regardé la mort,
puis l’ambulance l’a emmené.
Du porche de la mai­son,
je me suis retournée une fois encore
cher­chant mon père, qui s’attardait,
qui était tou­jours debout dans les fleurs,
qui était cet homme de boue immo­bile,
qui était ce petit per­son­nage dans la pluie

4 Petit matin, mon anniversaire

Les escar­gots glis­sent sur le patin rose de leur corps
au milieu des belles-de-jour.
L’araignée est assoupie par­mi les pouces rouges
des frais­es.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La pluie est lente.
Les petits oiseaux vivent en son sein.
Même les scarabées.
Les feuilles vertes lapent ses gouttes.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La guêpe est assise sous le porche de son château de papi­er.
Le héron bleu plane hors des nuages.
Le pois­son saute hors des eaux som­bres, tout en bouche et en arc-en-ciel.
Ce matin, les nénuphars ne sont pas moins char­mants, selon moi,
que les nymphéas de Mon­et.
Je ne veux plus être utile, plus être docile, je ne veux plus emmen­er
les enfants loin des prairies jusque dans le dis­cours
de la décence, et leur incul­quer qu’ils sont (ou pas) mieux
que l’herbe elle-même.

5 Au bord de l’océan

J’ai déjà enten­du cette musique,
déclara le corps.

6 Le jardin

La gaine ourlée
du chou frisé,
la cloche creuse
du poivron,
l’oignon ver­nis.
Bet­ter­ave, bour­rache, tomates.
Hari­cots verts.
Je suis ren­trée et j’ai tout posé
sur la table de la cui­sine : ciboulette, per­sil, aneth,
le pot­iron comme une lune pâle,
les pois dans leurs pan­tou­fles de soie, l’éblouissant maïs
trem­pé de pluie.

7 La forêt

La nuit
sous les arbres
le ser­pent noir
rampe humide
en se frot­tant
dure­ment
con­tre les racines de san­guinaire,
les feuilles jaunes,
les petits ergots des écorces,
pour arracher
son anci­enne vie.
Je ne sais
s’il sait
ce qui se passe.
Je ne sais
s’il sait
s’il va y arriv­er.
Au loin,
la lune et les étoiles
parta­gent une faible lueur.
Au loin,
une chou­ette hul­ule.

Au loin
une chou­ette hul­ule.
Le ser­pent sait
que ces bois sont aux chou­ettes,
que ces bois sont à la mort,
que ces bois sont une épreuve,
où il faut ram­per et encore ram­per,
où il faut vivre par­mi les coss­es des arbres,
où il faut s’allonger sur les brindilles sauvages
qui ne peu­vent sup­port­er son poids,
où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intel­li­gente.
Où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intel­li­gente,
il com­mence
à pleu­voir,
il com­mence
à embaumer comme le corps
des fleurs.
Der­rière la tête
l’ancienne peau se fend.
Le ser­pent fris­sonne
mais n’hésite pas.
Il avance d’un pouce.
Il com­mence à s’écouler comme sang,
comme du satin.

Rain

1

All after­noon it rained, then
such pow­er came down from the clouds
on a yel­low thread,
as author­i­ta­tive as God is sup­posed to be.
When it hit the tree, her body
opened for­ev­er.

2 The Swamp

Last night, in the rain, some of the men climbed over
the barbed-wire fence of the deten­tion cen­ter.
ln the dark­ness they won­dered if they could do it, and knew
they had to try to do it.
ln the dark­ness they climbed the wire, hand­ful after hand­ful
of barbed wire.
Even in the dark­ness most of them were caught and sent back
to the camp inside.
But a few are still climb­ing the barbed wire, or wad­ing through the blue swamp on the oth­er side.

What does barbed wire feel like when you grip it, as though
it were a loaf of bread, or a pair of shoes?
What does barbed wire feel like when you grip it, as though
it were a plate and a fork, or a hand­ful of flow­ers?
What does barbed wire feel like when you grip it, as though
it were the han­dle of a door, work­ing papers, a clean sheet
you want to draw over your body?

3

Or this one: on a rainy day, my uncle
lying in the flower bed,
cold and bro­ken,
dragged from the idling car
with its plug of rags, and its gleam­ing
length of hose. My father
shout­ed,
then the ambu­lance came,
then we all looked at death,
then the ambu­lance took him away.
From the porch of the house
I turned back once again
look­ing for my father, who had lin­gered,
who was still stand­ing in the flow­ers,
who was that motion­less mud­dy man,
who was that tiny fig­ure in the rain.

4 Ear­ly Morn­ing, My Birth­day

The snails on the pink sleds of their bod­ies are mov­ing
among the morn­ing glo­ries.
The spi­der is asleep among the red thumbs
of the rasp­ber­ries.
What shall I do, what shall I do?

The rain is slow.
The lit­tle birds are alive in it.
Even the bee­tles.
The green leaves lap it up.
What shall I do, what shall I do?

The wasp sits on the porch of her paper cas­tle.
The blue heron floats out of the clouds.
The fish leap, all rain­bow and mouth, from the dark water.

This morn­ing the water lilies are no less love­ly, I think,
than the lilies of Mon­et.
And I do not want any­more to be use­ful, to be docile, to lead
chil­dren out of the fields into the text
of civil­i­ty, to teach them that they are (they are not) bet­ter
than the grass.

5 At the Edge of the Ocean

I have heard this music before,
saith the body.

6 The Gar­den

The kale's
puck­ered sleeve,
the pepper's
hol­low bell,
the lac­quered onion.

Beets, bor­age, toma­toes.
Green beans.

I came in and I put every­thing
on the counter: chives, pars­ley, dill,
the squash like a pale moon,
peas in their silky shoes, the daz­zling
rain-drenched corn.

7 The For­est

At night
under the trees
the black snake
jel­lies for­ward
rub­bing
rough­ly
the stems of the blood­root,
the yel­low leaves,
lit­tle boul­ders of bark,
to take off
the old life.
I don't know
if he knows
what is hap­pen­ing.
I don't know
if he knows
it will work.
In the dis­tance
the moon and the stars
give a lit­tle light.
In the dis­tance
the owl cries out.

In the dis­tance
the owl cries out.
The snake knows
these are the owl's woods,
these are the woods of death,
these are the woods of hard­ship
where you crawl and crawl,
where you live in the husks of trees,
where you lie on the wild twigs
and they can­not bear your weight,
where life has no pur­pose
and is nei­ther civ­il nor intel­li­gent.

Where life has no pur­pose,
and is nei­ther civ­il nor intel­li­gent,
it begins
to rain,
it begins
to smell like the bod­ies
of flow­ers.
At the back of the neck
the old skin splits.
The snake shiv­ers
but does not hes­i­tate.
He inch­es for­ward.
He begins to bleed through
like satin.

Paru dans…
New and Select­ed Poems, Vol­ume One (1992)

Affich­er le recueil dans la poet­i­ca…
Une Ourse dans le jardin (2023)

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : New and Select­ed Poems, Vol­ume One (1992) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.