VALERY, Paul (1871–1945) : "Le cimetière marin" (1920)

Ce toit tran­quille, où marchent des colombes,
Entre les pins pal­pite, entre les tombes ;
Midi le juste y com­pose de feux
La mer, la mer, tou­jours recom­mencée !
Ô récom­pense après une pen­sée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur tra­vail de fins éclairs con­sume
Maint dia­mant d’imperceptible écume,
Et quelle paix sem­ble se con­cevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éter­nelle cause,
Le Temps scin­tille et le Songe est savoir.

Sta­ble tré­sor, tem­ple sim­ple à Min­erve,
Masse de calme, et vis­i­ble réserve,
Eau sour­cilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de som­meil sous un voile de flamme,
Ô mon silence!… Édi­fice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Tem­ple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scin­til­la­tion sere­ine sème
Sur l’altitude un dédain sou­verain.

Comme le fruit se fond en jouis­sance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme con­sumée
Le change­ment des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pou­voir,
Je m’abandonne à ce bril­lant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mou­voir.

L’âme exposée aux torch­es du sol­stice,
Je te sou­tiens, admirable jus­tice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place pre­mière:
Regarde-toi!… Mais ren­dre la lumière
Sup­pose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, som­bre et sonore citerne,
Son­nant dans l’âme un creux tou­jours futur !

Sais-tu, fausse cap­tive des feuil­lages,
Golfe mangeur de ces mai­gres gril­lages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouis­sants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étin­celle y pense à mes absents.

Fer­mé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Frag­ment ter­restre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dom­iné de flam­beaux,
Com­posé d’or, de pierre et d’arbres som­bres,
Où tant de mar­bre est trem­blant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chi­enne splen­dide, écarte l’idolâtre !
Quand soli­taire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, mou­tons mys­térieux,
Le blanc trou­peau de mes tran­quilles tombes,
Éloignes-en les pru­dentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net grat­te la sécher­esse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mys­tère.
Midi là-haut, Midi sans mou­ve­ment
En soi se pense et con­vient à soi-même…
Tête com­plète et par­fait diadème,
Je suis en toi le secret change­ment.

Tu n’as que moi pour con­tenir tes craintes !
Mes repen­tirs, mes doutes, mes con­traintes
Sont le défaut de ton grand dia­mant…
Mais dans leur nuit toute lourde de mar­bres,
Un peu­ple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton par­ti lente­ment.

Ils ont fon­du dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phras­es famil­ières,
L’art per­son­nel, les âmes sin­gulières ?
La larve file où se for­maient des pleurs.

Les cris aigus des filles cha­touil­lées,
Les yeux, les dents, les paupières mouil­lées,
Le sein char­mant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se ren­dent,
Les derniers dons, les doigts qui les défend­ent,
Tout va sous terre et ren­tre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de men­songe
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impa­tience meurt aus­si !

Mai­gre immor­tal­ité noire et dorée,
Con­so­la­trice affreuse­ment lau­rée,
Qui de la mort fais un sein mater­nel,
Le beau men­songe et la pieuse ruse !
Qui ne con­naît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éter­nel !

Pères pro­fonds, têtes inhab­itées,
Qui sous le poids de tant de pel­letées,
Êtes la terre et con­fondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peu­vent con­venir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cru­el Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu per­cé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immo­bile à grands pas !

Non, non !… Debout! Dans l’ère suc­ces­sive !
Brisez, mon corps, cette forme pen­sive !
Buvez, mon sein, la nais­sance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… O puis­sance salée !
Courons à l’onde en rejail­lir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée
Peau de pan­thère et chlamyde trouée
De mille et mille idol­es du soleil
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut ten­ter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jail­lir des rocs !
Env­olez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tran­quille où pico­raient des focs !

Extrait de…
Le cimetière marin (1920)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Le cimetière marin (1920) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © SIPA.