DEMOULIN, Laurent (né en 1966) : "Génération perdue" (1998)

À mon âge, mon père avait déjà quit­té ma mère et épousé sa sec­onde femme.
Plusieurs enfants por­taient son nom.
Tan­dis que je vais seul sur la vieille route, sans descen­dance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père avait déjà conçu le plan de livres
Dont je ne com­prends même pas le titre et qui se vendent tou­jours,
Trente ans après sa mort, dis­crète­ment, sur la terre, à des uni­ver­si­taires con­scien­cieux.
Et je traîne ma vie entre deux bières avec amis qui, comme moi, écrivent sans pro­jet,
Jouent de la musique sans con­naître le solfège et font trop peu l'amour.
À mon âge, mon père en était à son troisième méti­er.
Il avait claqué la porte, comme le vent la voile, au large de plusieurs boîtes.
À mon âge, mon fils aimera déjà la femme qui pleur­era à son enter­re­ment,
Comme le père de mon père à celui de la mère de mon père.
Et, je vais seul de loy­er en loy­er, homme neuf, fils de per­son­ne, sans descen­dance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père impo­sait déjà le respect
Son des­tin était gravé dans son cœur de mar­bre
Et le monde était un livre où il ne lui restait plus qu'à recopi­er à la plume
Un texte écrit avant sa nais­sance.
Tan­dis que mon cœur est grif­fé
Et que le monde tout autour ressem­ble plus à des cartes que l'on bat sans cesse
Qu'à un livre blanc.
À mon âge, mon grand-père avait déjà été sacré roi
Et mon père avait déjà pris la Bastille,
À mon âge, mon grand-père réc­i­tait des iambes grecs solide­ment ryth­més.
Mon père les pre­miers poèmes libérés de la rime.
À mon âge, mon fils et ses amis réin­ven­teront enfin la poésie,
Elle remon­tera au Par­nasse dans leur sil­lage vic­to­rieux.
Je n'ai plus qu'à les atten­dre.

Paru dans…
Nou­velle poésie en pays de Liège (antholo­gie, 1998)

Et dans wal­loni­ca…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Nou­velle poésie en pays de Liège (Antholo­gie, 1998) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © ULiège – B. Bouck­aert.