MICHAUX, Henri (1899–1984) : "Plume voyage" (1930)

Plume ne peut pas dire qu’on ait exces­sive­ment d’égards pour lui en voy­age. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’essuient tran­quille­ment les mains à son veston. Il a fini par s’habituer. Il aime mieux voy­ager avec mod­estie. Tant que ce sera pos­si­ble, il le fera.

Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assi­ette, une grosse racine : « Allons, mangez, qu’est-ce que vous atten­dez ? »

« Oh, bien, tout de suite, voilà. » Il ne veut pas s’attirer des his­toires inutile­ment.

Et si, la nuit, on lui refuse un lit : « Quoi ? Vous n’êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c’est le moment de la journée où l’on marche le plus facile­ment. »

« Bien, bien, oui, cer­taine­ment. C’était pour rire, naturelle­ment. Oh oui, par… plaisan­terie. » Et il repart dans la nuit obscure.

Et si on le jette hors du train : « Ah ! alors vous pensez qu’on a chauf­fé depuis trois heures cette loco­mo­tive et attelé huit voitures pour trans­porter un jeune homme de votre âge, en par­faite san­té, qui peut par­faite­ment être utile ici, qui n’a nul besoin de s’en aller là-bas, et que c’est pour ça qu’on aurait creusé des tun­nels, fait sauter des tonnes de rochers à la dyna­mite et posé des cen­taines de kilo­mètres de rails par tous les temps, sans compter qu’il faut encore sur­veiller la ligne con­tin­uelle­ment par crainte des sab­o­tages, et tout cela pour… »

« Bien, bien. Je com­prends par­faite­ment. J’étais mon­té, oh, pour jeter un coup d’œil ! Main­tenant, c’est tout. Sim­ple curiosité, n’est-ce pas. Et mer­ci mille fois. » Et il s’en retourne sur les chemins avec ses bagages.

Et si, à Rome, il demande à voir le Col­isée : « Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Mon­sieur voudra le touch­er, s’appuyer dessus, ou s’y asseoir… c’est comme ça qu’il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l’avenir, non, c’est fini, n’est-ce pas. »

« Bien ! Bien ! C’était… Je voulais seule­ment vous deman­der une carte postale, une pho­to, peut-être… si des fois… » Et il quitte la ville sans avoir rien vu.

Et si sur le paque­bot, tout à coup le Com­mis­saire de bord le désigne du doigt et dit : « Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ? Allons, on manque bien de dis­ci­pline là, en bas, il me sem­ble. Qu’on aille vite me le redescen­dre dans la soute. Le deux­ième quart vient de son­ner. » Et il repart en sif­flotant, et Plume, lui, s’éreinte pen­dant toute la tra­ver­sée.

Mais il ne dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux mal­heureux qui ne peu­vent pas voy­ager du tout, tan­dis que lui, il voy­age, il voy­age con­tin­uelle­ment.

Extrait de…
Plume (Poésie Gal­li­mard, 1986)

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Statut : validé | Con­tribu­teur : Karel Logist

BECKETT, Samuel (1906–1989) : "Que ferais-je" (1978)

que ferais-je sans ce monde sans vis­age
sans ques­tions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensem­ble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouf­fre des mur­mures
hale­tant furieux vers le sec­ours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la pous­sière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regar­dant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à vir­er loin de toute vie
dans un espace pan­tin
sans voix par­mi les voix
enfer­mées avec moi

Extrait de…
Poèmes, suivi de mir­li­ton­nades (1978)

Et dans wallonica.org…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poèmes, suivi de mir­li­ton­nades (1978) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © ozkok-sipa.

SORTET, Gaëtan (né en 1974) : "Les feuilles et les rires s'envolent, je crois…" (2023)

Les feuilles et les rires s'envolent, je crois. La cloche sonne, je crois. J'aime bien croire. Je crois ain­si que je croîs.

C'est la messe en si. Si la tour de Pise était droite. Si les paris sportifs étaient en bouteille. Si maman scie.

Je dors tou­jours sur le dos. C'est une manière de pro­téger mes arrières… pen­sées.

Tu sais, j'aime bien ton hon­nêteté. Même si je ne t'y oblige pas. Mais j'aime bien.

Tu dois être ren­trée main­tenant. Ou pas pas pas pas pas pas pas. Ou pas pas pas.

Un jour, j'irai à New Del­hi avec toi.

On y mangera un Dal makhani.

Paru dans…
inédit (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : inédit | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © gaetansortet-art.be.

LECLERCQ, Pascal (né en 1975) : "J'ai mis l'été sur la banquette arrière…" (2018)

     J'ai mis l'été sur la ban­quette arrière, avec un saucis­son, une bouteille à peine entamée de whisky, un demi bac de bière, puis j'ai lancé l'auto sur la route des Ardennes, jusqu'au vil­lage où je l'ai ren­con­trée quelques années plus tôt – elle por­tait l'habit tra­di­tion­nel, jupe longue, busti­er de gitane, un voile de tulle anthracite cachait son vis­age à hau­teur des lèvres.
Au bout de trois canettes, je me suis couché ten­drement sous elle, la fer­me­ture éclair de sa robe imprimée ouverte à mes caress­es ; au bout de six, elle avait dis­paru, me lais­sant seul avec les charmes et les ormes du pré du père Gal­lé. J'ai bu encore, des coups de gnôle entre­coupés de chopes.
Au réveil, mon crâne avait la dureté d'une cage et mon cerveau bat­tait sur ses bar­reaux, furieux d'avoir été piégé. Je me suis sou­venu de ses doigts qui pas­saient pour des pétales et guéris­saient, rien qu'en les effleu­rant, mes joues. Puis le vent s'est mis à souf­fler.

Paru dans…
recueil Analyse de la men­ace (2018)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Analyse de la men­ace (2018) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © DR.