ARAGON, Louis (1897–1982) : "Que la vie en vaut la peine" (1954)

C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bon­heur ces midi d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n’est si pré­cieux peut-être qu’on le croit
D’autres vien­nent
Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent touch­er l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix

D’autres qui refer­ont comme moi le voy­age
D’autres qui souriront d’un enfant ren­con­tré
Qui se retourneront pour leur nom mur­muré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages

Il y aura tou­jours un cou­ple frémis­sant
Pour qui ce matin-là sera l’aube pre­mière
Il y aura tou­jours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le pas­sant

C’est une chose au fond que je ne puis com­pren­dre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez mer­veilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si ten­dre

Oui je sais cela peut sem­bler court un moment
Nous sommes ain­si faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un com­mence­ment

Mais pour­tant mal­gré tout mal­gré les temps farouch­es
Le sac lourd à l’échiné et le cœur dévasté
Cet impos­si­ble choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche

Mal­gré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et
Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie

Mal­gré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les mon­strueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un mar­tyre

Mal­gré les jours mau­dits qui sont des puits sans fond
Mal­gré ces nuits sans fin à regarder la haine
Mal­gré les enne­mis les com­pagnons de chaînes
Mon Dieu mon
Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font

Mal­gré l’âge et lorsque soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à don­ner tort
Indif­fèrent à cette chose qui vous mord
Sim­ple his­toire de pren­dre sur vous sa revanche

La cru­auté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Mal­gré ce qu’on a pen­sé souf­fert les idées folles
Sans pou­voir soulager d’une injure ou d’un cri

Cet enfer
Mal­gré tout cauchemars et blessures
Les sépa­ra­tions les deuils les cam­ou­flets
Et tout ce qu’on voulait pour­tant ce qu’on voulait
De toute sa croy­ance imbé­cile à l’azur

Mal­gré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je par­le ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que mer­ci
Je dirai mal­gré tout que cette vie fut belle

Extrait de…
Les yeux et la mémoire (1954)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les yeux et la mémoire (1954)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © pho­to kipa.

ARAGON, Louis (1897–1982) : "Les mains d'Elsa" (1963)

Donne moi tes mains pour l’inquiétude
Donne moi tes mains dont j’ai tant rêvé
Dont j’ai tant rêvé dans ma soli­tude
Donne moi tes mains que je sois sauvé
Lorsque je les prends à mon pro­pre piège
De paume et de peur de hâte et d’émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi
Sauras tu jamais ce qui me tra­verse
Ce qui me boule­verse et qui m’envahit
Sauras tu jamais ce qui me transperce
Ce que j’ai trahi quand j’ai tres­sail­li
Ce que dit ain­si ce pro­fond lan­gage
Ce par­ler muet de sens ani­maux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots
Sauras tu jamais ce que les doigts pensent
D’une proie entre eux un instant tenue
Sauras tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura con­nu d’inconnu
Donne moi tes mains que mon coeur s’y forme
S’y taise le monde un moment
Donne moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éter­nelle­ment

Extrait de…
Le fou d’Elsa (1963)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le fou d’Elsa (1963)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Elsa et Louis © radiofrance.fr/franceculture.