RICHEPIN, Jean (1849–1926) : "Première gelée" (1881)

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Ain­si qu’un dur baron précédé de ser­gents,
Il fait, pour l’annoncer, courir le long des rues
La gelée aux doigts blancs et les bis­es bour­rues.
On entend haleter le souf­fle des gamins
Qui se sauvent, col­lant leurs lèvres à leurs mains,
Et tapent forte­ment du pied la terre sèche.
Le chien, sans rien flair­er, file ain­si qu’une flèche.
Les messieurs en cha­peau, raides et bou­ton­nés,
Font le dos rond, et dans leur col plon­gent leur nez.
Les femmes, comme des coureurs dans la car­rière,
Ont la gorge en avant, les coudes en arrière,
Les reins cam­brés. Leur pas, d’un mou­ve­ment coquin,
Fait ond­uler sur leur croupe leur trousse­quin.

Oh ! comme c’est joli, la pre­mière gelée !
La vit­re, par le froid du dehors fla­gel­lée,
Étin­celle, au dedans, de cristaux déli­cats,
Et papil­lote sous la nacre des micas
Dont le dessin fleu­rit en volutes d’acanthe.
Les arbres sont vêtus d’une faille craquante.
Le ciel a la pâleur fine des vieux argents.

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Voici venir l’Hiver dans son man­teau de glace.
Place au Roi qui s’avance en gron­dant, place, place !
Et la bise, à grands coups de fou­et sur les mol­lets,
Fait courir le gamin. Le vent dans les col­lets
Des messieurs bou­ton­nés fourre des cents d’épingles.
Les chiens au bout du dos sem­blent traîn­er des tringles.
Et les femmes, sen­tant des petits doigts fripons
Grimper sournoise­ment sous leurs derniers jupons,
Se cog­nent les genoux pour mieux ser­rer les cuiss­es.
Les maisons dans le ciel fument comme des Suiss­es.
Près des chenets joyeux les messieurs en cha­peau
Vont s’asseoir ; la chaleur leur déten­dra la peau.
Les femmes, rel­e­vant leurs jupes à mi-jambe,
Pour garan­tir leur teint de la bûche qui flambe
Éten­dront leurs deux mains longues aux doigts rosés,
Qu’un ten­dre amant fera mol­lir sous les bais­ers.
Heureux ceux-là qu’attend la bonne cham­bre chaude !
Mais le gamin qui court, mais le vieux chien qui rôde,
Mais les gueux, les petits, le tas des indi­gents…

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Extrait de…
La Chan­son des gueux (1881)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La Chan­son des Gueux, Les qua­tre saisons, XIV (1881)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Le Devoir.

REVERDY, Pierre (1889–1960) : "Tard dans la vie" (1960)

Je suis dur
Je suis ten­dre
Et j’ai per­du mon temps
A rêver sans dormir
A dormir en marchant
Partout où j’ai passé
J’ai trou­vé mon absence
Je ne suis nulle part
Excep­té le néant
Mais je porte caché au plus haut des entrailles
A la place où la foudre a frap­pé trop sou­vent
Un cœur où chaque mot a lais­sé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moin­dre mou­ve­ment

Extrait de…
La lib­erté des mers (​1960)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La lib­erté des mers (1960)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DP.