BAUDELAIRE, Charles (1821–1867) : "La vie antérieure" (1855)

J’ai longtemps habité sous de vastes por­tiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basal­tiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solen­nelle et mys­tique
Les tout-puis­sants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les volup­tés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splen­deurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchis­saient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me fai­sait lan­guir.

Extrait de…
Les fleurs du mal (1855)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les fleurs du mal (1855)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

CORBIERE, Tristan (1845–1875) : "Insomnie" (1873)

Insom­nie, impal­pa­ble Bête !
N’as-tu d’amour que dans la tête ?
Pour venir te pâmer à voir,
Sous ton mau­vais œil, l’homme mor­dre
Ses draps, et dans l’ennui se tor­dre !…
Sous ton œil de dia­mant noir.

Dis : pourquoi, durant la nuit blanche,
Plu­vieuse comme un dimanche,
Venir nous léch­er comme un chien :
Espérance ou Regret qui veille,
À notre pal­pi­tante oreille
Par­ler bas… et ne dire rien ?

Extrait de…
Les Amours jaunes (1873)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les Amours jaunes (1873)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Lit­téra­ture et Poésie.

MILOSZ, Oscar (1877–1939) : "Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis" (1906)

— Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis —
Les bois, les bois sont pleins de baies noires —
Ta voix est comme un son de lune dans le vieux puits
Où l’écho, l’écho de juin vient boire.

Et que nul ne prononce mon nom là-bas, en rêve,
Les temps, les temps sont bien accom­plis —
Comme un tout petit arbre souf­frant de prime sève
Est ta blancheur en robe sans pli.

Et que les ronces se refer­ment der­rière nous,
Car j’ai peur, car j’ai peur du retour.
Les grandes fleurs blanch­es caressent tes doux genoux
Et l’ombre, et l’ombre est pâle d’amour.

Et ne dis pas à l’eau de la forêt qui je suis ;
Mon nom, mon nom est telle­ment mort.
Tes yeux ont la couleur des jeunes pluies,
Des jeunes pluies sur l’étang qui dort.

Et ne racon­te rien au vent du vieux cimetière.
Il pour­rait m’ordonner de le suiv­re.
Ta chevelure sent l’été, la lune et la terre.
Il faut vivre, vivre, rien que vivre…

Extrait de…
Les sept soli­tudes (1906)

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BOUMAL, Louis (1890–1918) : "Ne rouvre pas ce livre, il fait mal…" (1917)

Ne rou­vre pas ce livre, il fait mal. Il ressem­ble
Aux fruits cueil­lis trop verts que l’on goûte par jeu.
À l’heure où le grand vent souf­flera dans les trem­bles
Il ne faut pas le lire assise auprès du feu.

Observe la flam­bée et son rire dans l’âtre ;
Écoute la sai­son qui frappe à tes volets ;
Surtout ne mêle point ma douleur opiniâtre
Au rêve si léger de tes pre­miers regrets.

Et s’il te sou­ve­nait des étranges paroles
Qu’un soir j’ai pu te dire au temps clair des lilas,
Oh ! ne les redis pas ! Les feuilles étaient folles
Et le cha­grin trop lourd hal­lu­ci­nait mes pas.

Mais plus tard, quand au vent s’égrènera ta vie,
Quand tu t’arrêteras lasse d’avoir souf­fert,
Et que tu sauras bien que ne t’ont pas suiv­ie
L’amour et l’amitié jusqu’au seuil de l’hiver,

Alors, ô mon amie, assise au coin du feu,
Relisant ce poème où notre amour fut sage,
Tu con­naî­tras le sens pro­fond de mon aveu
Et l’acide saveur des airelles sauvages.

Alver­inghem, 3 août 1917

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : arti­cle en l'hommage de Louis Boumal, suivi de qua­tre poèmes de ce dernier, pub­lié dans la revue Jardins, revue créée par Jules Gille, pour la "défense et illus­tra­tion" de la poésie française (1930) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © AMI.

BOUMAL, Louis (1890–1918) : "J’écoute passer l’heure et la brume glisser…" (1916)

J’écoute pass­er l’heure et la brume gliss­er
Le long des arbres nus que l’hiver a cassés.

Le vent s’agite et court par­mi le paysage
Et mon rêve avec lui se soulève et voy­age.

Tant de cha­grins mau­vais se sont mêlés à lui
Que, l’ayant bien con­nu, je l’ignore aujourd’hui.

Plus jeune, il s’émouvait des fil­lettes ornées
Et du ciel et des eaux et des cour­tes années

Et de l’automne agile à dépouiller les bois,
Mais ce soir hiver­nal, je m’attriste et je vois

Sur la mer de mon cœur que la pas­sion soulève,
Aux vents se déchir­er les voiles de mon rêve.

Paru sur…
Le jardin sans soleil (Calais, 1916)

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SAMAIN, Albert (1858–1900) : "Il est d’étranges soirs…" (1893)

Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Où dans l’air énervé flotte du repen­tir,
Où sur la vague lente et lourde d’un soupir
Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.
Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Et, ces soirs-là, je vais ten­dre comme une femme.

Il est de clairs matins, de ros­es se coif­fant,
Où l’âme a des gai­etés d’eaux vives dans les roches,
Où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,
Où la chair est sans tache et l’esprit sans reproches.
Il est de clairs matins, de ros­es se coif­fant,
Ces matins-là, je vais joyeux comme un enfant.

Il est de mornes jours, où las de se con­naître,
Le cœur, vieux de mille ans, s’assied sur son butin,
Où le plus cher passé sem­ble un décor déteint
Où s’agite un minable et vague cabotin.
Il est de mornes jours las du poids de con­naître,
Et, ces jours-là, je vais cour­bé comme un ancêtre.

Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Où l’âme, au bout de la spi­rale descen­due,
Pâle et sur l’infini ter­ri­ble sus­pendue,
Sent le vent de l’abîme, et recule éper­due !
Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Et, ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort.

Extrait de…
Au jardin de l’infante (1893)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Au jardin de l’infante (Paris : Édi­tions de l’Art, 1893)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Fer­nand Khnopff © Munich Neue Pinakothek.

BYRON, George Gordon (1788–1824) : "Il est en forêt un charme solitaire…" (1812, trad. Patrick Thonart)

Il est en forêt un charme soli­taire,
Un plaisir pur le long du rivage désert,
Et des présences amies
Où nul ne paraît ;
Face à l’Océan et
Dans sa musique qui gronde,
Ce n’est pas l’Homme que j’aime moins,
Mais la Nature
Que j’aime plus encore.

There is a plea­sure in the path­less woods,
There is a rap­ture on the lone­ly shore,
There is soci­ety where none intrudes,
By the deep Sea, and music in its roar:
I love not Man the less, but Nature more…

Paru dans…
Childe Harold’s Pil­grim­age (extrait, 1812)

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statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, com­pi­la­tion et icono­gra­phie | tra­duc­teur & con­tribu­teur : Patrick Thonart | sources : Childe Harold’s Pil­grim­age (1812) | crédits illus­tra­tions : Joseph Mal­lord William TURNER, Childe Harold’s Pil­grim­age (1823) © Sotheby’s.

BAUDELAIRE, Charles (1821–1867) : "A une passante" (1855)

La rue assour­dis­sante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme pas­sa, d’une main fastueuse
Soule­vant, bal­ançant le fes­ton et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de stat­ue.
Moi, je buvais, crispé comme un extrav­a­gant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugi­tive beauté
Dont le regard m’a fait soudaine­ment renaître,
Ne te ver­rai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Extrait de…
Les fleurs du mal (1855)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les fleurs du mal (1855)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Hlaing Ko Myint.

BLAKE, William (1757–1827) : "Eternity" (trad. Patrick Thonart)

Celui qui veut s’attacher une joie
Brise la vie ailée qu’il voit
Celui qui l’embrasse quand elle passe
Com­mence chaque jour l’éternité…

He who binds to him­self a joy
Does the winged life destroy
He who kiss­es the joy as it flies
Lives in eternity’s sunrise​…

Paru dans…
Note­book (c. 1787–1847)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : Note­book of William Blake (c. 1787 – c. 1847) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © British Library.

GOMZE, Corneil (1829–1900) : "Barcarolle vervîtwesse" (1872, trad. Marianne Rathmès et Christine Pagnoulle)

Oh ! Por mi, dju so fir
Quand sj’so-st‑à l’étrandjir
D’aveur sutu hos­si
En on trô come à Vervî !

1. So nos­te air qu’on ros­inêye
Tos lès djous qu’on s’atavelêye,
Dj’à sèyî bèle cupag­nêye,
Du mete ci refrain-voci :

2. Nos n’avans rin èl makète.
Vèrvî c’noh quu l’plokète.
Mais, foûs d’one pê d’bèrbisète,
Quu n’faît‑i donc nin mous­si ?

3. Inte lès bruts du nos fab­riques,
-Tchèstês pleins du mécaniques
Hoûtez donc quêne bèle musique…
C’est Vieux­temps qui d’jowe ain­si !

4. Totes lès fleurs du nosse valêye,
-Sêpes ou dobes, bèles ou djolêyes,-
Qu’a print­imps on veût florêyes,
A l’djeûne n’ont rin catchi

5. A mitant d’on grand car­nad­je,
-Qwans lès canons fint ravad­je-
Djar­don, came on vrai savad­je,
Sabréve a brès’ rutrossîs.

6. Nos polans bin lèver l’tièsse,
Câ lu Lib­erté qu’on c’tchèsse,
A s’grand mar­tyr so nosse plèce :
Adju­ni­ans nos d’vant Cha­puis !

7. Nos avans, sins qu’on n’i pinse,
On tereû quu l’providince
A cov­rou d’one bone sum­ince ;
Biol­ley n’est nin co roûvi !

8. N’acontans nin lès marotes
Qui tchafetet hâr ou bin hot’.
Lu dra­pa dèl Poly­glotte
Nu pout nin èsse mi tchûzi

Oh ! Pour moi, je suis fier,
Quand je suis à l’étranger,
D’avoir été bercé
Dans un trou comme Verviers !

  1. Sur cet air que l’on fre­donne,
    Chaque fois que l’on s’attable,
    J’ai essayé, belle com­pag­nie,
    De met­tre le refrain que voici :
  2. Nous n’avons rien dans la tête.
    Verviers ne con­naît que les plo­quettes*.
    Mais d’un seul pis de bre­bis,
    Que n’avons nous barat­té** ?
  3. Entre les bruits des fab­riques
    -Châteaux pleins de mécaniques-
    Ecoutez donc quelle belle musique…
    C’est Vieux­temps qui joue ain­si !
  4. Toutes les fleurs de notre val­lée,
    -Sim­ples ou dou­bles, belles ou jolies-
    Qu’au print­emps on voit fleurir,
    Au matin n’ont rien caché.
  5. Au milieu d’un grand car­nage,
    -Quand les canons fai­saient rav­age-
    Jar­don, comme un vrai sauvage,
    Sabrait à bras rac­cour­cis.
  6. Nous pou­vons bien relever la tête,
    Car la lib­erté qu’on chas­se,
    A son grand mar­tyr sur notre place :
    Age­nouil­lons-nous devant Cha­puis !
  7. Nous avons, sans qu’on y pense,
    Un ter­reau que la Prov­i­dence
    A cou­vert d’une bonne semence ;
    Biol­ley n’est pas oublié !
  8. N’accomptons pas les com­mères
    Qui jacassent à hue ou à dia.
    Le dra­peau de la Poly­glotte
    Ne peut pas être mon choix.

* plo­quettes : déchets de laine.
** barat­ter : bat­tre le beurre dans une barat­te.

Paru dans…
non pub­lié

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­tri­ces : Mar­i­anne Rath­mès et Chris­tine Pag­noulle | crédits illus­tra­tions : cd de Jean-François MALJEAN (2012) © ESSEM Music.

HUGO, Victor (1802–1885) : "Demain, dès l’aube…" (1856)

Demain, dès l’aube, à l’heure où blan­chit la cam­pagne,
Je par­ti­rai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la mon­tagne.
Je ne puis demeur­er loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pen­sées,
Sans rien voir au dehors, sans enten­dre aucun bruit,
Seul, incon­nu, le dos cour­bé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descen­dant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je met­trai sur ta tombe
Un bou­quet de houx vert et de bruyère en fleur.

Extrait de…
Les con­tem­pla­tions (1856)

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DESBORDES-VALMORE, Marceline (1786–1859) : "Les séparés" (posth. 1860)

N’écris pas, je suis triste et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés, sans toi, c’est l’amour sans flam­beau.
J’ai refer­mé mes bras qui ne peu­vent t’atteindre
Et frap­per à mon cœur, c’est frap­per au tombeau.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est enten­dre le ciel sans y mon­ter jamais.

N’écris pas, je te crains, j’ai peur de ma mémoire.
Elle a gardé ta voix qui m’appelle sou­vent.
Ne mon­tre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écri­t­ure est un por­trait vivant.

N’écris pas ces deux mots que je n’ose plus lire.
Il sem­ble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois briller à tra­vers ton sourire.
Il sem­ble qu’un bais­er les empreint sur mon cœur.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est enten­dre le ciel sans y mon­ter jamais.

N’écris pas !

Extrait de…
Poésies inédites (posthume, 1860)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poésies inédites (posthume, 1860) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Douai, Musée de la Char­treuse. Pho­tographe : Daniel Lefeb­vre.

RICHEPIN, Jean (1849–1926) : "Première gelée" (1881)

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Ain­si qu’un dur baron précédé de ser­gents,
Il fait, pour l’annoncer, courir le long des rues
La gelée aux doigts blancs et les bis­es bour­rues.
On entend haleter le souf­fle des gamins
Qui se sauvent, col­lant leurs lèvres à leurs mains,
Et tapent forte­ment du pied la terre sèche.
Le chien, sans rien flair­er, file ain­si qu’une flèche.
Les messieurs en cha­peau, raides et bou­ton­nés,
Font le dos rond, et dans leur col plon­gent leur nez.
Les femmes, comme des coureurs dans la car­rière,
Ont la gorge en avant, les coudes en arrière,
Les reins cam­brés. Leur pas, d’un mou­ve­ment coquin,
Fait ond­uler sur leur croupe leur trousse­quin.

Oh ! comme c’est joli, la pre­mière gelée !
La vit­re, par le froid du dehors fla­gel­lée,
Étin­celle, au dedans, de cristaux déli­cats,
Et papil­lote sous la nacre des micas
Dont le dessin fleu­rit en volutes d’acanthe.
Les arbres sont vêtus d’une faille craquante.
Le ciel a la pâleur fine des vieux argents.

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Voici venir l’Hiver dans son man­teau de glace.
Place au Roi qui s’avance en gron­dant, place, place !
Et la bise, à grands coups de fou­et sur les mol­lets,
Fait courir le gamin. Le vent dans les col­lets
Des messieurs bou­ton­nés fourre des cents d’épingles.
Les chiens au bout du dos sem­blent traîn­er des tringles.
Et les femmes, sen­tant des petits doigts fripons
Grimper sournoise­ment sous leurs derniers jupons,
Se cog­nent les genoux pour mieux ser­rer les cuiss­es.
Les maisons dans le ciel fument comme des Suiss­es.
Près des chenets joyeux les messieurs en cha­peau
Vont s’asseoir ; la chaleur leur déten­dra la peau.
Les femmes, rel­e­vant leurs jupes à mi-jambe,
Pour garan­tir leur teint de la bûche qui flambe
Éten­dront leurs deux mains longues aux doigts rosés,
Qu’un ten­dre amant fera mol­lir sous les bais­ers.
Heureux ceux-là qu’attend la bonne cham­bre chaude !
Mais le gamin qui court, mais le vieux chien qui rôde,
Mais les gueux, les petits, le tas des indi­gents…

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Extrait de…
La Chan­son des gueux (1881)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La Chan­son des Gueux, Les qua­tre saisons, XIV (1881)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Le Devoir.