BAUDELAIRE, Charles (1821–1867) : "La vie antérieure" (1855)

J’ai longtemps habité sous de vastes por­tiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basal­tiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solen­nelle et mys­tique
Les tout-puis­sants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les volup­tés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splen­deurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchis­saient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me fai­sait lan­guir.

Extrait de…
Les fleurs du mal (1855)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les fleurs du mal (1855)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

SCHWARTZ, Leonard (né en 1963) : "Nouvelle Babel" (2016, trad. C. Pagnoulle et A. Gérard)

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Babel, c’est bien sûr la chute d’une Tour, et après, grande con­fu­sion et manip­u­la­tion de paroles.

Babel, c’est aus­si babil, com­mence­ment de la langue, avant qu’elle ne soit langue, quand elle est encore chant.

Babel, c’est donc un début et un écroule­ment – Ground Zero, du moyen-anglais grund et de l’arabe zefir, chiffre, latin­isé en zéro.

Babel, c’est défi lancé au démi­urge, inso­lence du cœur, zig­gourat pointée vers des soleils à naître, dans la bouche la bouche comme désir : l’homme crée les dieux.

Où avant se dres­saient le Phal­lus du Nord et le Phal­lus du Sud bée désor­mais une fente embrasée, fumées au gré des vents.

La fumée con­tient des corps ; nous nous entre-respirons. Ain­si Babel, c’est Kaboul. Nous nous entre-respirons.

Comme Arès cou­ve toutes les cap­i­tales du monde : frag­ments de sièges tournoy­ant hors de cock­pits détournés, des étrangers qui s’éberluent devant des cratères de Mars.

Babel, c’est Kaboul : Babel, c’est une Bible dans une com­mode de motel à Birm­ing­ham, Alaba­ma : Babel, c’est l’esplanade de Bat­tery Park et les pas­sagers en attente à l’aéroport de San­to Domin­go.

Babel, c’est la plus jolie fille de tout Kash­gar, cheveux noirs, yeux noirs, peut-être treize ans, en robe rouge écar­late, qui fixe avec admi­ra­tion l’étrangère entrée par hasard dans sa ruelle, et douce­ment, timide­ment, artic­ule cette seule phrase en anglais, adressée à la dame : ‘How do you do ?’

Babel est bravoure, ses bours­es en ont fait baver, notre métro­pole démesurée con­tin­ue à vis­er les som­mets.

Babel, c’était la Mésopotamie, seule super­puis­sance de son temps, retombées de Gil­gamesh, Irak d’aujourd’hui.

Babel, c’est Bag­dad, Babel, c’est Bel­grade, Babel, c’est notre bal­con, un cen­tre qui sans cesse se déplace et se renomme – World/Trade/Center.

Babil en trois langues, babil en trois mille langues : mets donc une bavette.

Un bébé babil­lait de lions qui man­gent des livres. Et les lions mangeaient des livres : Babel, ce sont des livres dans les rayons de la Bib­lio­thèque Inver­tie.

Rien de vil à Babel : la parole de l’un est la muse de l’autre. Alors : les bom­barder de beurre.

Voici la lame qui abolit Babel, voici les sil­lons où Babel com­mence, que nulle semence ne peut boy­cotter.

Babel rince ses géni­teurs dans le cha­grin, Babel récom­pense ses créa­teurs avec des couleu­vres, Babel est nais­sance, recon­stru­isant avec des grues toutes sortes de crimes, de même que la vie est un poignard, que toute guerre com­mence dans quelque débâ­cle de lit.

Qui se rasa le con au cut­ter : nés des décom­bres, ‘ba’ pour papa, ‘ma’ pour maman, des babouins sacrés en patrouille à ses fron­tières.

Babel est Boud­dha qui se passe de mots, Babel est accou­ple­ment, ton­nerre, blanc de baleine et pluie, Babel est oppro­bre,  Babel est hache et axe, Babel est Bush-ben-Laden et les médias.

Tan­dis que de hautes façades s’effritent comme parois de schiste, mon­tagnes déver­gondées, le Cap­i­taine FBI ne peut que s’excuser au pas­sage ‘Bavure’.

Babils de vagues, babils de quais, de marchands, d’entrepôts, ville fière de son fer et de ses cerveaux : babil van­tardise babil ser­mon babil ce mot sur le bout de la langue ou les ennuis qui pal­pi­tent dans les naseaux du tau­reau.

Je tombe avec la Tour de Babel.

Jamais je ne peux me réjouir d’un brin d’herbe si je ne sais qu’il y a tout près une bouche de métro ou un mag­a­sin de dis­ques ou quelque autre signe que les gens ne regret­tent pas com­plète­ment de vivre.

Ça bégaie, ça bas­cule, pierre lisse comme peau, tours qui oscil­lent comme des tours oscil­lent dans le vent, comme nous sommes les mar­i­on­nettes à demi con­sen­tantes de la langue.

C’est le boulanger aux gâteaux trop chauds, aux crêpes col­lantes, aux pains pétris de peine.

C’est chair cou­verte de saumure, bitume craque­lé de fièvre, loups dans le sang qui hurlent au cœur gibbeux.

Babel c’est le base­balleur bat­tu qui pète les plombs ; Babel c’est un glaçon dans la bouche aus­si mélodieux qu’une flûte, aus­si per­cu­tant qu’un tam­bour.

Tour dont les vrilles tor­dues ressem­blent à la vigne, destruc­tion exigée par le Dionysos de l’orient ren­con­trant l’occident, refus de con­sen­tir à toute perte de soi.

Babel n’est que célébra­tion des mots, dis­cours armé de torch­es, rêves chavirés par des rêves plus grands, la vérité de tout cratère, le dou­ble bang qui vous réveille d’un rêve, la faille entre « c’est un acci­dent » et « bon dieu c’est un atten­tat », les bom­bardiers B1 qu’ils per­sis­tent à con­stru­ire, les repré­sailles et les repré­sailles aux repré­sailles et les repré­sailles des repré­sailles aux repré­sailles, O Bar­rio de Bar­rières, notre république de la peur.

Assez d’élasticité pour osciller dans le vent, assez de rigid­ité pour qu’on ne s’en aperçoive pas : Babel c’est du bub­ble-gum qui vous colle au vis­age.

Babel est présence, Babel est absence : rien que la célébra­tion de la présence. No mas aux explo­sions sacrées, no mas à l’occupation de la terre : explo­sions sacrées, occu­pa­tion de la terre.

Babel c’est un homme qui hurle en sautant dans le vide quand aucun autre ne l’entend ; Babel c’est ce moment où l’on s’imagine pou­voir vol­er, un instant qui dure à jamais dans l’inconscient de Babel.

Babel est un ray­on de soleil qui se fra­casse au sol, un ruis­selle­ment de rayons qui se fra­cassent au sol, un champ miné de lumière.

La Tour de Babel : ça boume ?

Si l’architecture est de la musique figée, alors ces décom­bres cal­cinés et tor­dus sont ses mélodies, ses cimetières incan­des­cents – Babel devenu ce qui sup­plie de la chanter.

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“C’est très pré­cisé­ment dans l’ardeur de la guerre qu’ont lieu ces pro­fondes con­vul­sions sociales qui détru­isent les vieilles insti­tu­tions et remod­è­lent l’homme, en d’autres ter­mes, les semences de la paix ger­ment dans les dévas­ta­tions de la guerre. L’aspiration de l’homme pour la paix n’est jamais plus intense qu’en temps de guerre. Il s’ensuit qu’aucune autre cir­con­stance ne façonne une déter­mi­na­tion aus­si ferme à chang­er les con­di­tions qui pro­duisent la guerre. L’homme apprend à con­stru­ire des bar­rages lorsqu’il a subi des inon­da­tions. La paix ne peut se forg­er qu’en temps de guerre.” Wil­helm Reich, La psy­cholo­gie de masse du fas­cisme (1933)

Com­bi­en de vagues la lune a‑t-elle générées dans le Golfe per­sique depuis 1991 ?

Com­bi­en de vagues la lune et l’Atlantique ont-ils ensem­ble créées depuis 1491-et-demi ?

Quelle est la somme des rouleaux qui sont mon­tés du fond des mers de notre terre avant même le début de la vie ?

Peut-on s’imaginer le nom­bre de vagues qu’a pleurées le Paci­fique depuis Nagasa­ki et Hiroshi­ma ?

Ils déploient des dra­peaux comme les chevaux por­tent des œil­lères ; ils déploient grande abon­dance de dra­peaux. Ils veu­lent des guer­res, sans le savoir.

Ils mon­trent le chemin de la guerre, cer­tains le savent d’autres pas ; ils agi­tent des dra­peaux comme le mata­dor agite sa mule­ta.

Cha­cun souf­frant en silence dans le silence de son lit à lui, à elle ; deux robi­nets gout­tent à con­tre-temps ; trois lava­bos, qua­tre, cinq lava­bos, cha­cun avec un robi­net qui goutte ; toutes les mers fou­et­tées et bal­lot­tées par des vents colos­saux.

La Tour de Babel : pris­on­nière des ter­res, un chantier aban­don­né où vien­nent se servir les fer­miers d’alentour.

La Tour de Babel : dans le texte il y a d’abord un Déluge.

A l’intérieur d’une chute au Nou­veau Mex­ique il y a plus que de l’eau, plus que la pesan­teur, moins que tout ce que la vul­gar­ité de cet instant ne pour­rait jamais exprimer.

Il est naturel que l’eau tombe. Il est naturel que l’eau tombe de falais­es et il est naturel que des tours fondent si elles sont exposées à une chaleur exces­sive. Cela s’applique aus­si aux cabanes. 7 octo­bre 2001.

Les huttes de terre ont leur pro­pre façon de tomber, d’être destruc­tive­ment trans­for­mées. 8 octo­bre 2001.

La mort de la paix s’est pro­duite il y a longtemps mais n’a été mar­quée ni d’une pierre ni d’une date.

Les guer­res vien­nent en vagues.

Les dégâts col­latéraux, c’est une fig­ure de style mais la pleine force du texte frappe l’adversaire du texte.

 Poésie : mort sans paix.

6 août 1945 : mort sans fin.

Mourir chaque mort. Refuser de tuer. 11 octo­bre 2001.

12 octo­bre 2001 : non, ça c’est l’argent de mes impôts.

Quand le deuil même cède à la com­plai­sance. Le dis­cours de Bush à la Nation, 20 sep­tem­bre 2001.

La Nation se vautre dans son deuil, les fautes de la Nation sont glo­ri­fiées, auréolées, trans­for­mées en moments héroïques, actes sac­ri­fi­ciels : actes qui n’auraient pas été néces­saires si des fautes avaient été évitées par­mi les dirigeants, l’élite ; et de fait on peut vrai­ment dire que ceux qui ont péri se sont sac­ri­fiés pour les péchés des maîtres du pét­role. Automne 2001.

Ni inno­cents, ni méri­tant la force de ces flammes : nul ne mérite la force de ces flammes, nul n’est inno­cent.

Deuil. Rien que deuil. Sans se par­er de gestes héroïques, privé de cette con­so­la­tion d’héroïsme dont on dit qu’ont besoin les proches des morts. Mais les proches ont-ils vrai­ment besoin de voir leurs morts en héros ? Les proches n’ont-ils pas plutôt besoin de voir en leurs morts des vic­times à qui la vie a été volée par une vaine dialec­tique d’extrêmes dis­pro­por­tion­nés ?

Une autre sorte d’attitude : une autre sorte de mis­sion : une autre sorte de vie intérieure.

Pas le pom­pi­er qui a amené sa sirène au ral­lye de la paix à Times Square et noyé tous les dis­cours, tous les ora­teurs dans le hurlement de son méti­er : mais les pom­piers fouil­lant la fos­se com­mune qu’eux les pre­miers ont déclarée terre sacrée.

A l’intérieur d’une chute au Nou­veau Mex­ique il y a plus que de l’eau, plus que la pesan­teur, plus que le plon­geon fatal, quelque chose qui sub­tile­ment est moins que ce qu’un monothéiste ne pour­ra jamais exprimer.

Le nom­bre de vagues pleurées par le Paci­fique depuis Nagasa­ki et Hiroshi­ma ne cesse de se mul­ti­pli­er.

Il est naturel que l’eau tombe. Il est naturel d’imaginer la fin du monde. En imag­i­nant la fin du monde nous pro­té­geons notre mode de vie.

En ces jours où les répons­es sont pro­posées comme autant d’évidences, for­geons une nou­velle tour de Babel : non pas con­fu­sion mais des mots pour trans­muer le silence d’un con­sen­te­ment frap­pé de mutisme – qu’il cesse d’être sidéré devant une seule autorité divine, un seul empire.

Qu’une nou­velle tour de Babel touche le ciel. Qu’une nou­velle tour de Babel s’incline à l’appel de la lune. Ishtar, Inch’allah, Quet­zal­coatl. Babil babil babil.

2

Bar­ry Bear­ak, The New York Times, 15 décem­bre 2001, Madou, Afghanistan :

Peut-être qu’un jour il fau­dra ren­dre compte de ce petit vil­lage de 15 maisons, toutes trans­for­mées en bouts de bois et pous­sière par des bombes améri­caines. Un jour le com­man­de­ment mil­i­taire des États-Unis pour­rait expli­quer pourquoi 55 per­son­nes sont mortes le 1er décem­bre… Mais il est plus prob­a­ble que Madou n’apprendra jamais si les bombes sont tombées par mégarde ou ont été lâchées délibéré­ment et que cet inci­dent sera oublié par­mi les con­séquences plus graves de la guerre. Restera un hameau anonyme avec des habi­tants anonymes enter­rés dans des tombes anonymes… Même les alliés anti-Tal­iban des Etats-Unis se sont récriés, hor­ri­fiés, qu’il y avait eu des erreurs de cible provo­quant la mort de cen­taines d’innocents. C’était ‘comme un crime con­tre l’humanité’, a dit Hajji Muham­mad Zaman, un offici­er de la région.

Les cul­ti­va­teurs de Madou sont en pièces détachées. Ils sont devenus leur pro­pre engrais… si vient la pluie, nous leur avons ren­du ser­vice, sug­gère une car­i­ca­ture présen­tant le Secré­taire de la Défense R. (gros rire). Mais nous n’avons pas besoin de ce genre de trait. Nous avons déjà bien con­solidé le con­cept de dégâts col­latéraux.

Celui qui voit avec le cœur, comme dirait Octavio Paz, se voit en Madou ; et qui ne peut voir Madou avec le cœur ? (‘Des hommes à l’esprit fos­sile, à la langue pétro­lifère’, sug­gère le trait du car­i­ca­tur­iste.)

Chaque vis­age, un masque ; chaque mai­son une ruine de bois et de torchis.

Qui a per­du ses sœurs ? Les dégâts col­latéraux ne peu­vent jamais le prédire. (Les ter­ror­istes ne visent pas des sœurs en par­ti­c­uli­er.) (L’attaque améri­caine a eu lieu en qua­tre vagues suc­ces­sives.)

Après Madou, écrire de la poésie est indé­cent. (Theodor Adorno)

Il nous faut encore trou­ver les corps
beau­coup de couch­es dans ces décom­bres
et main­tenant c’est avec ça que nous vivons
mys­tère :

Ain­si par­lait M. Gul, habi­tant âgé de Madou,

Il aurait pu par­ler de Man­hat­tan.

« Vieil­lard acca­blé » « barbe blanche » « front ridé » :

« puis Paia Gul » « jeune homme » « le regard amer » : « ‘j’accuse’ »

« ‘les Arabes’ » « puis cor­rigeant ses pro­pres » « dires »

« ‘J’accuse les Arabes’ » « ‘et les Améri­cains’ »

« ‘ils sont tous ter­ri­bles’ »

« ‘ils sont tous les pires du monde’ »

« ‘la plu­part des morts étaient des enfants’ »

Sen­teurs chants d’oiseaux champs de blé

M. Bear­ak sur place quinze jours après l’apocalypse.

Récoltent la fer­raille des bombes,

espèrent sur­vivre à l’hiver.

Au-delà de l’anecdote s’élève un hymne que nous ne pou­vons qu’ébaucher, hum­bles faiseurs, les oiseaux gri­bouil­lant dans l’éphémère sai­sis­sant de l’air, les vrais auteurs.

En me ren­dant dans le potager
tard le soir, j’ai décou­vert
avec sur­prise la tête de ma
fille qui gisait sur le sol.
Ses yeux révul­sés me fix­aient, comme en extase…
(De loin on aurait dit
une grosse pierre, dans un halo de lumière,
comme jetée là par le Big Bang.)
Que dia­ble fais-tu là, lui dis-je,
Tu as l’air ridicule.
Des garçons m’ont enter­rée ici,
Fit-elle d’un ton boudeur.

Ara­ki Yasu­sa­da, Dou­ble Flow­er­ing (Flo­rai­son dou­ble), alen­tours d’Hirohima, 25 décem­bre 1945

Cratères. Car­cass­es de tracteurs. Mou­tons morts.

          Jarre aplatie en disque ;

insouten­able, « involon­taire », non-améri­cain

          Ax Amer­i­cana ;

loin de la Mecque, à Madou, Tora Bora,

une seule cham­bre intacte.

Impos­si­ble d’enterrer la colère.

La prière est par­faite quand celui qui prie ne se sou­vient pas qu’il prie.

Tout ce qui est mort trem­ble. (Kandin­sky)

Note : Cour­riel au jour­nal­iste, lui deman­der s’il y avait des rangées de peu­pli­ers.

Pierre de lune aspirée dans l’atmosphère des arts rabougris ; pas de Héros pas de Néron non plus ; la face qui nous regarde cette nuit est pleine.

Comme le dit l’Upanishad Kaushi­ta­ki, « le souf­fle de vie est un. »

Le mot ‘Madou’ est la tran­scrip­tion d’un nom pach­toune tel que le reporter l’a enten­du.

‘Madou’, ‘ma douce’.

3

Il s’imaginait être le sage célèbre qui avait réus­si à par­ler au sable du désert.

Pas bien sage à lui de ren­dre le sable qu’il arpen­tait aus­si fameux.

Était-il sage que cet homme bien habil­lé entouré de silence con­tin­ue à babiller quand il n’y avait per­son­ne ?

Il y avait beau­coup d’air. Très chaud.

Vingt-et-un pas dans le désert et la route s’efface de la vue. Tout sens de l’orientation quitte l’esprit comme un col­ib­ri. Nul ne saurait où vous êtes allé, vous non plus.

Les dunes se dépla­cent. La route dis­paraît même si vous ne bougez pas, immo­bile au milieu. On pour­rait engager des gens pour bal­ay­er le sable. Mais pour ça il faut de l’argent.

Le silence du Tak­li­makan est très réputé.

Les Chi­nois ont con­stru­it cette route pour des camions-citernes. Pour leur pas­sage. Et ils passent. Mais cela n’a guère d’importance ; des camions sont à peine des têtes d’épingle.

Il s’imaginait être le sage obscur qui avait appris à par­ler aux peu­pli­ers du désert.

« Com­ment vivez-vous dans le désert ? » deman­da-t-il à un arbre par­ti­c­ulière­ment robuste, et il atten­dit. Car les lignes de vie sont d’essence ligneuse.

Dans l’éphémère sai­sis­sant de l’air, du rose tour­bil­lonne d’un soleil en adieux, de l’énergie s’élève de dessous son feuil­lage, ou peut-être est-ce l’homme, l’homme que l’amour tourne lavande.

Et le peu­pli­er du désert de répon­dre : « Mets une bavette. » Et d’ajouter : « Con­cède s’il te plaît le mot ‘calme’. »

Et l’homme s’en fut, sans être sûr d’avoir bien com­pris, sans être sûr d’avoir jamais par­lé la langue des peu­pli­ers du désert.

Mais il mit une bavette. Il por­ta tou­jours sa bavette. De la cham­bre à couch­er à la salle du con­seil.

Quand ses col­lègues de la direc­tion lui demandèrent ce qui se pas­sait, il répon­dit calme­ment : « Je reste un petit enfant. »

L’avenir de l’esprit n’est jamais don­né.

Evidem­ment le sage se fit vir­er.

La route dis­parut sous ses pieds.

Le sable irrite les pre­mières sen­tinelles.

C’est la faute de mon vocab­u­laire, se dit-il.

Il me faut aug­menter mon vocab­u­laire.

4

Com­mencer à con­stru­ire la nou­velle Babel là où avant se dres­sait l’ancienne.

Babel c’est de l’eau qui gèle mal­gré l’éclat du soleil, par-dessus un gril­lage de devan­ture sur Broad­way et la 168e rue ; Babel est un glaçon qui vous invite à venir le caress­er de la chaleur de votre gant de cuir.

Recon­stru­ire le bas de Man­hat­tan, comme Hiroshi­ma fut recon­stru­ite, si lim­itée que soit par com­para­i­son la récente destruc­tion, des cor­morans se sèchent les ailes dans un courant d’air chaud.

« Kom, tout près, à côté. Ger­manique : ga, vieil anglais ge, ensem­ble. Latin cum, avec. Forme suf­fixée : kom-tra, en latin con­tra, con­tre, forme suf­fixée kom-yo, en grec koinos, com­mun, partagé. »

Ain­si : il est venu le temps de jouir, il est passé le temps de jouer à la guerre. (Patri­o­tisme comme libido débile.)

Babel, c’est la seule arme accept­able, une langue dans ta bouche, puis la langue d’une autre dans ta bouche, une langue dans la bouche est la seule arme accept­able et voici que vient la langue d’un autre.

Babel n’est jamais marchan­dise ; Babel n’est jamais au grand jamais marchan­dise, puisque la marchan­dise l’abat.

Libérons le désir de la marchan­dise, même si la lin­gerie est désir­able ; Babel est con­tra­dic­tion sans hypocrisie, marchan­dise qui engen­dre l’amour.

Babel, ce sont des mains sur les épaules, des caress­es sur les seins, bois de pom­mi­er qui brûle sans cesse, bois de cerisi­er qui brille sans cesse, brumes qui se déga­gent de mus­cles et de lèvres humides.

Com­ment rimer tout un séquoia ? Telle est la fleur qui pousse dans le cerveau de Babel.

Babel c’est un ven­tre aus­si plat qu’un livre, une courbe aus­si douce qu’une dune, un rêve aus­si sou­ple qu’une gym­naste

Un pénis qui se niche dans la bouche, une chat­te qui encer­cle le majeur : le cocon du babil.

Babel c’est le désir d’affirmer quand on sait que c’est impos­si­ble, un ren­fle­ment dans le pan­talon aus­si doux que le roc où grave le faiseur de pétro­glyphes ; Babel c’est un nez trop long qui pour­tant vous excite, un rebondisse­ment dans le débat qui vous laisse sans voix, les prophètes bibliques quand ils recu­lent dans une ter­reur sacrée, des tun­nels dans le crâne qu’aucune étin­celle n’a jamais par­cou­rus, appren­dre pas seule­ment à manœu­vr­er le gou­ver­nail mais à s’y aban­don­ner.

Babel c’est le léopard des neiges dont la présence impose le silence, un tigre que vous devenez au moment où vos paupières se fer­ment, un chien qui reni­fle le der­rière d’un autre ; Babel est une hyène pro­pre et une hyène sale, une hyène pro­pre et une hyène baveuse, une hyène pro­pre et un suri­cate au muse­au affreuse­ment pointu.

Babel est la bulle sans cesse en train d’éclater, les ban­ques en ban­quer­oute, le plaisir qui ne coûte que votre énergie à le créer.

Babel est une série de caress­es qui se fondent l’une en l’autre.

Babel implique que vous déci­diez de sor­tir nu-tête sous les tem­pêtes du Seigneur afin de saisir de vos mains l’éclair du Père et d’offrir au peu­ple ce don du Ciel, voilé dans votre chant. (Hölder­lin)

Comme je suis prêt à t’honorer et à blas­phémer con­tre toi dans un seul souf­fle, mon esprit mosquée où hommes et femmes se mêlent – Mon­sieur Dernier Dieu Monothéiste Encore Debout.

Babel est con­science et joui­science, péni-sci­ence et cuni-sci­ence, con-sci­ences qui se goû­tent ici et ici et ici…

Hypothèse de tra­vail n°1 : pré­cis pour s’aimer et non bom­barde­ment de pré­ci­sion.

5

Les nerfs ensevelis sous la bur­ka, comme pre­scrit dans cer­tains pays ; le regard qui ne ren­con­tre que la bur­ka, comme cela se passe dans cer­taines cul­tures : des ter­ri­toires entiers où les hommes exi­gent les uns des autres qu’ils vivent sous la bur­ka.

Pas le tech­no voile de la cul­ture de con­som­ma­tion mais la tech­no bur­ka sans trou pour la tête.

C’est une sen­si­bil­ité sauvage, sauvage et déli­cate, mar­quée par la surabon­dance et la pénurie, scan­dal­isée et anesthésiée par sa pro­pre faim de vio­lence. Ses ados flinguent leur pro­pre école, leurs condis­ci­ples, puis se sui­ci­dent. Leur cul­ture est un masque de mort, la bur­ka son insigne, hordes encagoulées ivres d’un culte de tueurs chosi­fiés qui font mal sans rai­son, engen­drées par le mar­ket­ing le plus sophis­tiqué.

La bur­ka intérieure qui entrave l’apercevoir, la lourde bur­ka qui est en moi, la bur­ka opaque dont la présence nie toute réflex­ion, la bur­ka oblig­a­toire dans les sphères poli­tiques, la bur­ka en con­serve qui cache le corps à son pro­pre éro­tisme, la fausse oppo­si­tion entre bur­ka et biki­ni, et d’autres étranges cou­tumes de par là-bas : pré­ten­dre que le pou­voir ne s’enracine pas dans la pul­sion sex­uelle, faire porter cette pul­sion à des enfants que rien n’y pré­pare.

Réfléchir sur soi illu­mine tou­jours les coins dis­simulés, c’est du moins ce qu’enseignent les Lumières, la philoso­phie qui imprég­nait les pères fon­da­teurs : ‘l’œil qui ne veut pas voir dépérit’ (Dun­can).

Pas d’Orientalisme, pas d’exotisme, pas de déshu­man­i­sa­tion de l’autre : nos citoyens refusent désor­mais de porter la bur­ka noire ou turquoise.

Pas de refuge dans le statut de vic­time, dans l’amnésie uni­forme, dans la sub­jec­tiv­ité encagoulée : les Améri­cains ne veu­lent plus jeter de toile d’emballage sur ce qui se passe ailleurs dans le monde, ne veu­lent plus louch­er vers le monde de der­rière leur bur­ka de sécu­rité.

Pas de nation­al­isme qui nous aveu­gle sur les ter­ri­bles crimes de la Nation : le Pro­cureur Général ne jet­tera plus de bur­ka sur les crimes qu’il com­met lui-même, ni le Min­istre de la Défense.

Pas de fausse mod­estie, pas de faux-fuyants ; la Prési­dence et autres instru­ments du cap­i­tal ne sont plus cachés par leur divers­es et mul­ti­ples burkas.

Les papiers qui s’envolent des fenêtres en feu de la Tour de Babel indiquent que les mots sont tout ce qui reste ; le papi­er survit là où se brisent os et poutres. Aus­si Babel n’est jamais bur­ka et les hommes doivent hon­or­er les morts avec des mots.

Babel survit à la révéla­tion de son pro­pre mys­tère, comme les femmes ; la bur­ka n’est  que sa masse sans forme.

La bur­ka c’est le tri­om­phe du mas­culin sur le féminin, qui ban­nit le féminin de la vie publique, comme les mots sont ban­nis de la vie publique dans une cul­ture où la réal­ité des mots est cachée.

Babel c’est le mas­culin qui aspire à attein­dre le féminin et sans cesse échoue, et retombant se met à se vivre dans tout son poten­tiel de semence.

Babel est l’ambition fémi­nine et la poten­tial­ité de toute chose, y com­pris de ces cel­lules spé­cial­isées qui aspirent à la ver­ti­cal­ité.

Si seule­ment on pou­vait s’emparer des étoiles mortes et rassem­bler toutes ces pier­res en un seul lieu pour con­stru­ire une tour…

Et pour­tant le corps flotte dans un pla­cen­ta de mots et aucun mot n’est com­préhen­si­ble s’il n’émerge tout fris­son­nant d’entre les jambes, nu comme l’espace entre les jambes et en un clin d’œil devient hurlement, puis retombe, n’est plus que les mots qu’il a rapi­de­ment dis­per­sés…

C’est une petite épine qui perce le bal­lon géant. (Oppen). C’est le sperme dans sa course à l’œuf. Ce nerf qui n’a rien à voir avec la sécu­rité ou la con­tre-sécu­rité.

Hypothèse de tra­vail n°2 : pré­cis pour s’aimer et non bom­barde­ments de pré­ci­sion.

Et plus jamais la bur­ka.

6

bulle libido cerveau Pen­tagone réclu­sion
vil­lage Allah chants d’oiseaux sœurs lavande
métal mys­tère Emir Améri­cain glaçon
enfants mar­guerites plumes torchis phallique
mou­ton Quet­zal­coatl aéro­port orphique Prési­dent
feu de vie bavoir fer­mi­er féminin potager
pierre de lune Mecque Man­hat­tan Madou per­cep­tion
pierre de lune Mère peu­pli­er bar­rage prière
Ax cour­riel halo fille cen­tre-ville
bais­er ori­en­tal pré­ci­sion deuil écos­sais

7

Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Tu l’as sou­vent embrassé près des flancs liss­es du chêne vivant, ce qui explique que tu le sais à la périphérie, pen­sée visuelle et non visuelle, un allant mouil­lé entre les jambes, un lien entre réal­ités con­tin­gentes et la tour de Baby­lone, pour lequel il nous faut encore trou­ver un mot adéquat.

Les pots de fleurs se cassent tout autour, les cara­paces de tortue per­dent leurs mar­ques en cet instant où la ville sem­ble se défaire. C’est comme la Révo­lu­tion Cul­turelle qui recom­mencerait, les Pères envoyés à la cam­pagne, la rup­ture défini­tive avec la Mère, Cen­tral Park qui s’étire au ralen­ti vaste espace parsemé de pas­sants figés dans leur incré­dulité. Tu savais que ta peau aurait à jamais faim, que les larmes et leur accom­pa­g­ne­ment son­deraient à jamais l’absence de mots ; des affich­es en Gros Car­ac­tères seraient la grande affaire du jour, et aller bous­culer des repaires de tigres. En décem­bre de l’eau verte stagne dans le cratère.

Pour­tant « la guerre insat­is­faite et plus pro­fonde sous et der­rière la guerre déclarée » (Dun­can), les con­flits d’égoïsmes,  les hooli­gans de la démesure, les mil­ices, les poli­tiques du chaos, le pou­voir du pét­role, tout cède à une dialec­tique plus vaste. L’abondance explose de partout, la pléni­tude passe à toute allure, d’autant plus déchi­rante qu’elle est belle : rochers et soleil aveuglant.

Et les langues étaient tant éton­nées que cha­cun deve­nait étranger à son ami si bien que même mari et femme ne savaient plus com­ment se par­ler… des assas­sins occupés en plein jour, et il ne reste que ces per­cep­tions dis­posées en petits paque­ts de réso­lu­tion dynamique, mémoire et antic­i­pa­tion face à face, sachant depuis tou­jours que le devoir imposé est qua­si impos­si­ble : com­ment récupér­er les mots de la tribu ? Con­fon­dant.

Le sable irrite les pre­mières sen­tinelles.

« Sauvez ceux qui pleurent » (Elu­ard).

Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Car nous sommes déjà à l’étage supérieur. Comme Bina, en ben­gali, désigne l’instrument dont Saraswati, la déesse de l’étude,  se devait de pin­cer les cordes. Sens comme ces cordes sont ten­dues. Sou­viens-toi de ces livres aux cou­ver­tures et pages de titres arrachées, et donc sans titres ni auteurs : des mots lus dans leur forme la plus pure, des livres acquis en douce, un incendie dont on accepte enfin qu’il est impos­si­ble à étein­dre.

Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Car nous sommes au niveau du sol. Par­mi des plantes mys­térieuses tu te baignes dans les rayons de celle qui est ton soleil et pour­tant est couchée en dessous de toi, comme une fon­da­tion. Fais gliss­er tes doigts entre ses orteils. Fis­sures d’une source qui révèle mer­veille sur mer­veille.

Les choses s’assemblent bien dans leur pro­pre ron­deur ; une cigogne perche sur le cyprès, par­tie de tout un écosys­tème, sans cap­i­tale ni cen­tre.

Le temps vrai­ment raje­u­nit.

Paru dans…
The Tow­er of Diverse Shores (Jer­sey City NJ : Tal­is­man House, 2003)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­tri­ces : Chris­tine Pag­noulle & Annette Gérard | crédits illus­tra­tions : © Mag­a­lie Dar­souze | Cette tra­duc­tion fait par­tie d’une série de trois poèmes présen­tés par Chris­tine Pag­noulle dans l’article Trois poètes, trois plaidoy­ers pour la paix (2021) : (1) HULSE Michael, La mère des batailles (1991) traduit de The Moth­er of Bat­tle (Hull : Lit­tle­wood Arc, 1991) ; (2) SCHWARTZ Leonard, Nou­velle Babel (2016) traduit de The New Babel in The Tow­er of Diverse Shores (Jer­sey City NJ : Tal­is­man House, 2003) ; (3) BRATHWAITE Kamau, Ark (2004) traduit de Ark (New York & Kingston : Sava­cou North, 2004).

HULSE, Michael (né en 1955) : "La mère des batailles" (1991, trad. C. Pagnoulle et A. Gérard)

1. Bombardement

I

Dame du cyprès et du cèdre
Dame du pays entre les fleuves
Dame du silence des pier­res
silence pous­siéreux dans l’oliveraie
silence pous­siéreux dans le vig­no­ble il
tri­mait toute la mat­inée toute
l’après-midi le soir il dit
tu ressem­bles à Madon­na à Mar­i­lyn
Mon­roe à Gre­ta Gar­bo à Jean
Har­low il dit tes seins
sont comme des grappes de dattes comme
des grappes de raisins sur la vigne
comme des grappes de bombes qui s’écrasent
la voix du B52 se fait enten­dre dans le pays

II

Dame du pays entre les fleuves
Dame d’Uruk et de Baby­lone
des souks des allées des ruelles
recoins secrets des escaliers fentes
dans le rocher refuges souter­rains
silence pous­siéreux dans l’oliveraie
silence pous­siéreux dans le vig­no­ble il
tri­mait toute la mat­inée toute
l’après-midi le soir il dit
c’est comme pour bais­er faut
vis­er juste mon pays c’est
pour toi et alors tes bombes elles l’aplatiront

III

Dame des armées et des amours
Dame des eaux et de la terre
Dame des strato­forter­ess­es
qui se déchar­gent sur Nasiriyeh il
savait tous les recoins secrets savait la fente
le poster détach­able la réso­lu­tion de l’ONU
il dit que c’était ajusté comme un noy­au
dans une pêche il dit que ta chat­te fal­lait
qu’elle soit le magot le plus juteux
où il avait jamais misé sa paie
faut qu’on l’entube ce trou du cul
allez sur le ven­tre Madame
hé Sad­dam le 52e
s’amène s’amène
sodome sodome

IV

Dame de la mauve et de l’anis en brous­saille
Dame des silences pous­siéreux
de l’oliveraie du fleuve du vig­no­ble
il plan­qua ta culotte odor­ante dans son casque
le par­fum de tes faveurs lui don­nait du cœur
tuer devint plaisir, Noble Dame
toute la mat­inée toute l’après-midi oh
Dame du jardin et le
soir il dit je voudrais être mort
je voudrais être avec ceux
qui gisent dans un étui en plas­tique à tirette
et glis­sent dans un som­meil dont ils ne s’éveilleront pas

2. La Danse du Masque à Gaz

I

Gar­cia m’a dit qu’il a sur lui des cartes
cartes noires cartes de mort
as de pique j’ai dit
pourquoi cinq et pas cinquante
Gar­cia a dit que d’après ses comptes
il y avait toutes les chances qu’il soit
en six­ième posi­tion pour la faucheuse
il enrage qu’on lui laisse pas porter
son foulard Ram­bo il a lais­sé son sperme
con­gelé à San Diego
ain­si donc
je suis assise au soleil
à net­toy­er mon M‑16 et
je me sens immortelle
je chan­tonne l’air du
baladeur mer­veilleux
con­seiller et je suis
loin de la scène au
Koweït je suis dans une autre
vie et je suis sous la table
avec Sal­vador et j’embrasse
sa chair comestible doux Jésus
fais que je sur­vive que je
ren­tre vivante que l’on me
jette encore hors du Bistro
Toc­queville chez nous à Dray­ton
oh je
veux con­naître la chair
le corps et le sang
je veux mon pro­pre messie et
son nom ne sera pas
Nor­man Schwarzkopf
là plus loin
ce mec c’est Brinkof­s­ki
avec ses lunettes noires de mafioso
il traîne son M‑60
et son héli­con l’air
super cool je l’adore
vous pas ?

II

Je n’arrête pas de me dire
que je suis immortelle immortelle
je ne puis oubli­er
le berg­er que j’ai vu dans
la tem­pête de sable l’autre matin
pour la pro­téger il enfouis­sait
une chèvre dans les plis
de sa cape stoïque
notre jeep ren­trait au camp
et il y avait Gar­cia
et Eddie Dumuzi
qui dan­saient la Danse du Masque à Gaz
se con­tor­sion­nant comme si
leurs ten­dons étaient coupés mais
que la vie les agi­tait encore de spasmes
ain­si donc
proclamez-moi immortelle au soleil
la déesse du M‑16
il faut bien net­toy­er son arme
et je con­tin­ue à chanter tout haut
méprisée et rejetée
Gar­cia Dumuzi
je vous adore
Dumuzi
rassem­ble les sta­tis­tiques
il m’a dit que les soucis
éveil­lent Schwarzkopf
15 à 20 fois par nuit
j’ai dit dis-moi Eddie tu veux
dire qu’il lui arrive de dormir

III

Proclamez-moi immortelle
mon corps est étanche
je me sens bien dans mon body
bottes tenue de cam­pagne
avec ma cein­ture et mon couteau
mon M‑16 mon baladeur
je suis vivante
et je vais descen­dre
à l’abîme
au palais
de lapis lazuli

3. La descente

I

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la pre­mière porte
il lui prit les écou­teurs des oreilles
détacha le baladeur de sa cein­ture

pourquoi m’as-tu pris le baladeur
une femme a besoin de sa musique il lui faut
les rythmes du corps il lui faut les
rythmes de l’esprit

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

II

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la deux­ième porte
il lui prit le M‑16 des mains
enl­e­va le chargeur

pourquoi m’as-tu pris mon M‑16
on ne t’a rien appris une
femme a besoin de son arme veut sen­tir
qu’elle peut se défendre

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

III

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la troisième porte
il prit le couteau qui dor­mait à son côté
défit la boucle de la cein­ture à sa taille

pourquoi as-tu pris mon couteau et ma cein­ture
on ne t’a jamais dit qu’une femme
doit défi­er et sub­ver­tir le
code du mâle
silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

IV

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la qua­trième porte
il prit les lour­des godass­es d’ordonnance
lacées haut au-dessus de la cheville

pourquoi m’as-tu pris mes godass­es
les hommes sont tous les mêmes ils veu­lent
vous empêch­er de marcher pour pou­voir dire
que vous avez de jolis pieds

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

V

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la cinquième porte
il prit la tenue de cam­pagne
ce cam­ou­flage de sa chair

pourquoi as-tu pris ma tenue de cam­pagne
les hommes sont tous les mêmes ce qu’ils veu­lent
c’est vous voir en désha­bil­lé et puis
mieux encore désha­bil­lées

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

VI

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la six­ième porte
il prit le body ital­ien
dépouil­la son corps de sa sec­onde peau

pourquoi m’as-tu pris mon body
tu sauras que je porte de la den­telle noire
pour me faire plaisir à moi seule
j’espère que cela te suf­fit

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

VII

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la sep­tième porte
il prit le cor­don entre ses cuiss­es
tira le tam­pon qui stop­pait le sang

pourquoi as-tu pris mon immac­ulée
ceci est mon corps ceci est mon sang
je suis nue et sans défense ceci
est une femme

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

4. Rédemption

I

Ils ont dit que j’avais gazé les Kur­des
les juifs les gitans les homo­sex­uels les sol­dats
d’Abyssinie et d’Ypres
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que j’avais déver­sé du napalm sur le Viet­nam
bom­bardé Dres­de et Hiroshi­ma
et tué des inno­cents au pont de Nasir
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que j’étais au Palais d’Hiver
à Amrit­sar à Lidice que je mas­sacrais
les Incas les noirs les aborigènes
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que je dirigeais Auschwitz et le Goulag
que j’étais la ciguë bue par Socrate
le vinai­gre ten­du au Christ
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

II

Dans l’abîme mes juges m’ont jetée à terre
accusée insultée appelée
Dame des F‑16 et des MIG
des Patri­ots et des Scuds ils m’ont craché
au vis­age bar­bouil­lé les seins de merde
ils ont porté un rasoir à mes lèvres
ils ont dit que je leur ferais la même chose
et puis ils ont dit que j’étais libre de m’en aller
à une con­di­tion
que j’envoie
pren­dre ma place dans l’abîme
celui qui était mon cyprès et mon cèdre
mon lis et mon épine mon amour et ma guerre

III

J’ai pen­sé à Sad­dam
ses bras de seize mètres
coulés à Bas­ingstoke
par Tal­lix Mor­ris Singer
en métal recy­clé
des fusils d’Irakiens morts
dressés bran­dis­sant
l’épée de Qadisiyya
autour des ruines le sable
à l’infini éten­due plate
et soli­taire
j’ai
pen­sé à Nor­man la Tem­pête
fou d’opéra et
de bal­let magi­cien
ama­teur jonglant avec
l’allemand et le français et
humaine­ment préoc­cupé
des pertes en hommes
à sa femme chez nous à Tam­pa
Floride soucieuse
de savoir si Nor­man
se nour­rit cor­recte­ment
j’ai pen­sé
à Gar­cia à ses as
et à son sperme con­gelé
à Brinkof­s­ki avec ses lunettes noires
et son héli­con astiqué
à la Danse d’Eddie Dumuzi
avec en poche la queue
d’un ser­pent à son­nettes
tué à Fort Worth
comme porte-bon­heur
puis
j’ai pen­sé à mon Sal­vador
chair de ma chair
sang de mon sang
amant mor­tel
marchant sur mes
eaux
avant qu’enfin
je me sou­vi­enne du berg­er
aperçu dans la tem­pête de sable
l’autre matin pro­tégeant
une chèvre enfouie dans les
plis de sa cape
et j’ai su

5. Lamentation pour le berger

Changé il est changé il
est empous­siéré de silence

mon cœur est chant d’oiseau dans un désert

(11 févri­er 1991)

Commentaires de l’auteur
  1. Ce poème est écrit par un non-com­bat­tant. Comme ce qu’il pro­pose n’est pas vu “du poste de pilotage d’un chas­seur ou d’un Sher­man“, il me sem­ble impor­tant de ren­dre compte de sa genèse.
  2. Le poème utilise le mythe sumérien de la descente aux enfers d’Inan­na telle qu’elle est rap­portée dans les Poèmes du Ciel et de l’Enfer en Mésopotamie antique (Poems from Heav­en and Hell from Ancient Mesopotamia, traduits par N.K. San­dars, Pen­guin Clas­sics). J’ai trou­vé que l’histoire d’Inanna, patronne des régimes de dattes, de la terre fer­tile, du gre­nier et de l’étable, me per­me­t­tait d’analyser la sig­ni­fi­ca­tion anthro­pologique et mythique de la Guerre du Golfe, et par là, peut-être, de toutes les guer­res. Je ne pré­tends pas que cette approche anthro­pologique et mythique soit la seule val­able. Pas plus que je ne pré­tends qu’il faille extrapol­er du texte des pris­es de posi­tion poli­tiques. Le poème que j’ai écrit est un poème de deuil, de l’âpre beauté du deuil. Son but n’est pas d’affirmer une vérité unique ou de désign­er un coupable ou d’approuver les inter­pré­ta­tions pro­posées par les dirigeants, les porte-parole ou les médias des par­ties en présence. “Qu’est-ce que la lib­erté d’un écrivain ?, demande Nadine Gordimer. Pour moi, c’est son droit d’affirmer et de proclamer une vision per­son­nelle, intense et pro­fonde, de la sit­u­a­tion dans laque­lle il trou­ve la société où il vit. Pour pou­voir tra­vailler du mieux qu’il peut, il doit pren­dre (et l’on doit lui don­ner) la lib­erté de se démar­quer des goûts, des principes moraux et des inter­pré­ta­tions poli­tiques dom­i­nantes à son époque.
  3. Ces derniers temps, j’ai par deux fois raté l’occasion d’agir en mem­bre adulte d’une société démoc­ra­tique. Le 12 jan­vi­er 1991, j’étais à Lon­dres pour la représen­ta­tion de la pièce de H.W. Hen­ze, L’Idiot (d’après Dos­toïevs­ki), pour laque­lle BBC Radio3 m’avait chargé de traduire les Para­phras­es d’Ingeborg Bach­mann. La représen­ta­tion était à 16 heures. Ce same­di-là, j’aurais fort bien pu, avant, par­ticiper à la marche de Hyde Park à Trafal­gar Square qui récla­mait une pro­lon­ga­tion des sanc­tions jusqu’à ce qu’elles fassent de l’effet. Mais je n’avais pas envie de faire l’effort et je me suis retrou­vé dans l’East End, à vis­iter des ate­liers d’artistes avec des amis avant de me ren­dre au Bar­bi­can. Quinze jours plus tard, un ami alle­mand m’a demandé de par­ticiper à la man­i­fes­ta­tion de 26 jan­vi­er à Bonn, et j’ai refusé. A l’époque, j’étais écœuré par l’autosatisfaction que je croy­ais décel­er chez les paci­fistes alle­mands et j’avais accep­té la guerre comme une néces­sité qu’il fal­lait men­er à terme. J’ai tou­jours des doutes sur la valeur qu’aurait pu avoir l’un ou l’autre geste, mais je regrette de ne pas les avoir posés.
  4. En Alle­magne, les paci­fistes ont invité ceux qui soute­naient leur requête d’une paix immé­di­ate dans le Golfe à sus­pendre un drap blanc à leur fenêtre. En par­courant les rues de Cologne avant de retourn­er en Grande Bre­tagne (le 2 févri­er), j’avançais dans un décor de façades affichant leur red­di­tion. C’était à la fois théâ­tral et vrai­ment émou­vant. Une semaine après mon arrivée en Angleterre, il y avait dans les jour­naux des pho­tos des fenêtres de l’arrière du 10 Down­ing Street après l’explosion d’une bombe de l’IRA. Des rideaux blancs retombaient en signe de red­di­tion.
  5. J’ai passé un mois à la mai­son des écrivains de Hawthorn­den Cas­tle, près d’Edinbourg. Au mur de la salle où nous tra­vail­lions, je fix­ais des pho­to­copies d’articles et de pho­tos que je m’étais mis à rassem­bler, sou­vent agrandies à plusieurs fois leur for­mat d’origine. Il y avait entre autre une pho­to du ser­gent Susan Kyle en train d’inspecter le canon de son M‑16, les écou­teurs de son baladeur aux oreilles, une bouteille d’Evian à côté d’elle. Une autre mon­trait deux marines anonymes en train de danser la Danse du Masque à Gaz, sans expli­ca­tion. Et le ser­gent Robert Brinkof­s­ki, son M‑60 et son héli­con. Et des arti­cles sur les bom­barde­ments, sur des déser­teurs irakiens, sur les réac­tions des familles des vic­times. J’ai affiché aus­si les métaphores agres­sive­ment sex­uelles qu’affectionnent les mil­i­taires inter­viewés. Le 9 févri­er, j’ai écrit la pre­mière par­tie du poème. Dans sa pre­mière ver­sion, elle com­por­tait des extraits d’articles, pho­to­copiés dans mon pro­pre texte, mais j’ai aban­don­né ce procédé dès le lende­main. Le 10 févri­er, j’ai revu la pre­mière par­tie, écrit la deux­ième, puis com­plète­ment réécrit la pre­mière. Le 11 févri­er, j’ai écrit les troisième, qua­trième et cinquième par­ties. Il m’est rarement arrivé d’écrire aus­si facile­ment et naturelle­ment. Le poème com­bine des préoc­cu­pa­tions de longue date et d’autres plus récentes.
  6. Cette pièce où j’affichais mes trou­vailles est dev­enue un lieu à la fois émou­vant et grotesque. Peut-être la plus grotesque de toutes les ironies était que j’étais là à écrire ce poème dans un endroit aus­si beau que Hawthorn­den, loin de l’horreur qui sus­ci­tait l’écriture. J’ai affiché, agrandie plusieurs fois, une manchette de sup­plé­ment du dimanche dont l’obscénité sem­blait ne s’appliquer que trop bien à moi aus­si : “Vie des noceurs par temps de guerre“.
  7. Ce n’est pas à moi d’interpréter le poème, mais je voudrais relever quelques points. Le poème gomme la dis­tinc­tion entre Ishtar, déesse baby­loni­enne de l’amour et de la guerre, et Inan­na, mais garde le nom d’Inanna, attribue le rôle au ser­gent Kyle, et con­serve le sché­ma de la descente aux enfers, son retour et la mort du berg­er. Le berg­er de mon poème est anonyme parce que je l’ai décrit à par­tir de la pho­to d’un berg­er dont on ne men­tionne pas le nom, abri­tant une chèvre dans une tem­pête de sable. Le nom du berg­er dans le mythe sumérien est Dumuzi et j’ai pris la lib­erté de l’attribuer à un autre per­son­nage. Le nom Dumuzi cor­re­spond à l’hébreu Tam­mouz, en grec Ado­nis ; les mytholo­gies ont tis­sé un réseau de cor­re­spon­dances à tra­vers un vaste espace de temps et de lieux, ce qui me sem­blait jus­ti­fi­er une grande lib­erté dans l’écriture, comme de refor­muler le Can­tique des Can­tiques ou les Lamen­ta­tions pour Bion dans le cadre du mythe sumérien quand cela m’arrangeait, et d’accoler aux ter­mes antiques des élé­ments pris aux jour­naux : les cartes de mort, les dépôts dans des ban­ques de sperme, le mon­tage d’une gigan­tesque stat­ue de Sad­dam Hus­sein, les soucis de l’épouse du Général Nor­man Schwarzkopf.
  8. Inter­préter la Guerre du Golfe à tra­vers le mythe sumérien, ce n’est ni se détourn­er du fait poli­tique, ni se résign­er devant l’éternité. C’est soulign­er que si les détails anthro­pologique­ment sig­ni­fi­cat­ifs peu­vent vari­er, la ligne direc­trice de l’expérience humaine est d’une con­stance effrayante. Faute de le recon­naître, nous sommes con­damnés à la répéti­tion sans fin de l’histoire. Je ne suis d’ailleurs guère opti­miste : je pense que c’est pré­cisé­ment ce qui va se pass­er. Le berg­er n’est pas un messie rédemp­teur. Il n’y a pas de rédemp­teur. Athée con­va­in­cu, je crois qu’il y a seule­ment des berg­ers et des chas­seurs. Le moment essen­tiel, le moment de beauté et de deuil, c’est le moment d’horreur et de ten­dresse devant la mort inno­cente, et ce moment appar­tient tout autant à la réal­ité quo­ti­di­enne qu’au mythe.

Michael Hulse (févri­er-août 1991)

Paru dans…
The Moth­er of Bat­tle (Hull : Lit­tle­wood Arc, 1991)

En savoir plus, dans wallonica.org...

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­tri­ces : Chris­tine Pag­noulle & Annette Gérard | crédits illus­tra­tions : © Geof­frey Ernault | Cette tra­duc­tion fait par­tie d’une série de trois poèmes présen­tés par Chris­tine Pag­noulle dans l’article Trois poètes, trois plaidoy­ers pour la paix (2021) : (1) HULSE Michael, La mère des batailles (1991) traduit de The Moth­er of Bat­tle (Hull : Lit­tle­wood Arc, 1991) ; (2) SCHWARTZ Leonard, Nou­velle Babel (2016) traduit de The New Babel in The Tow­er of Diverse Shores (Jer­sey City NJ : Tal­is­man House, 2003) ; (3) BRATHWAITE Kamau, Ark (2004) traduit de Ark (New York & Kingston : Sava­cou North, 2004).

BAUDELAIRE, Charles (1821–1867) : "A une passante" (1855)

La rue assour­dis­sante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme pas­sa, d’une main fastueuse
Soule­vant, bal­ançant le fes­ton et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de stat­ue.
Moi, je buvais, crispé comme un extrav­a­gant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugi­tive beauté
Dont le regard m’a fait soudaine­ment renaître,
Ne te ver­rai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Extrait de…
Les fleurs du mal (1855)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les fleurs du mal (1855)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Hlaing Ko Myint.

APOLLINAIRE, Guillaume (1880–1918) : "Mon ptit Lou adoré…" (1915)

Mon ptit Lou adoré
Je voudrais mourir un jour que tu m’aimes
Je voudrais être beau pour que tu m’aimes
Je voudrais être fort pour que tu m’aimes
Je voudrais être jeune jeune pour que tu m’aimes
Je voudrais que la guerre recom­mençât pour que tu m’aimes
Je voudrais te pren­dre pour que tu m’aimes
Je voudrais te fess­er pour que tu m’aimes
Je voudrais te faire mal pour que tu m’aimes
Je voudrais que nous soyons seuls dans une cham­bre d’hôtel à Grasse pour que tu m’aimes
Je voudrais que nous soyons seuls dans mon petit bureau près de la ter­rasse couchés sur le lit de fumerie pour que tu m’aimes
Je voudrais que tu sois ma sœur pour t’aimer inces­tueuse­ment
Je voudrais que tu euss­es été ma cou­sine pour qu’on se soit aimés très jeunes
Je voudrais que tu sois mon cheval pour te chevauch­er longtemps longtemps

Je voudrais que tu sois mon cœur pour te sen­tir tou­jours en moi
Je voudrais que tu sois le par­adis ou l’enfer selon le lieu où j’aille
Je voudrais que tu sois un petit garçon pour être ton pré­cep­teur
Je voudrais que tu sois la nuit pour nous aimer dans les ténèbres
Je voudrais que tu sois ma vie pour être par toi seule
Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour.

Extrait de…
Poèmes à Lou (1947)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poèmes à Lou (1947)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Guil­laume Apol­li­naire et sa femme Jacque­line Kolb en 1918 sur la ter­rasse de leur apparte­ment du 202 boule­vard Saint-Ger­main © Bib­lio­thèque his­torique de la Ville de Paris