AYANOGLOU, Anna (née en 1985) : "Ces drôles de liens" (2022)

 

Le père appelait la famille par le nom du pays
Tous les trois, qua­tre mois, la Grèce téléphonait

Loin de m'imaginer, je décrochais
— m'arrivait une affec­tion d'aîné, sans vis­age
apeu­rante — mes oreilles en brûlaient de gêne

Vite, j'allais trou­ver mon père
en chu­chotant un nom, un lien
lui refour­guais le com­biné

Au pre­mier mot en grec
lui venait cette voix cuiv­rée de quand il par­lait fort
croy­ant cou­vrir l'éloignement

Cha­touil­lée par l'agacement, la jalousie
je retour­nais vaquer, lais­sant mon père
hurler avec la Grèce

lui à ces instants étranger — ou moi.

 

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recueil Sen­sa­tions du com­bat (Gal­li­mard, 2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Sen­sa­tions du com­bat (2022) | con­tribu­teur : Karel Logist

WOUTERS, Liliane (1930–2016) : "La fille d'Amsterdam" (1983)


Elle avait dit : « En Ams­ter­dam
nous ne vivrons qu'une aven­ture,
Je n'y lais­serai pas mon âme.
Amour tou­jours jamais ne dure. »

Hélas ! Je ne la croy­ais pas.
Sous les pignons à cols, à cloches,
quand se mêlaient nos mains, nos pas,
quand j'espérais, dur comme roche.

L'eau verte suiv­ant son chemin
aurait dû me dire : « Tout passe. »
Mais je ne sen­tais que sa main
ser­rant la mienne dans l'impasse.

Ams­ter­dam suait ses bor­dels
et ses putains aux cuiss­es fortes
tan­dis que je mar­chais près d'elle
sans présager nos amours mortes.

Peine plus dure que le dam
et sel des larmes que je pleure,
pour cette fille d'Amsterdam
que ne don­nerais-je à cette heure ?

Les cloches de Saint-Nico­las,
le quai aux plantes les dix mille
pilo­tis de la gare et la
riv­ière Ams­tel, avec ses îles.

C'était un jour du mois de mai.
Elle me dis­ait : « Rien ne dure. »
Moi je pen­sais que je l'aimais
beau­coup trop pour une aven­ture.

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recueil L'aloès (Luneau Ascot, 1983)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil L'aloès (1983) | con­tribu­teur : Karel Logist

GOFFETTE, Guy (1947–2024) : "Dimanche de poissons" (1995)

   

Et puis un jour vient encore, un autre jour,
allonger la corde des jours per­dus
à reculer sans cesse devant la mon­tagne
des livres, des let­tres ; un jour
pro­pre et net, ouvert comme un lit, un quai
à l'heure des adieux – et le mou­choir qu'on tire
est le même qu'hier, où les larmes ont séché
- un lit de pier­res, et c'est là où nous sommes,
occupés à nous taire longue­ment,
à con­tem­pler par cœur la mer au pla­fond
comme les pois­sons rouges du bocal,
avec une fois de plus, une fois encore
tout un dimanche autour du cou.

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recueil Le pêcheur d'eau (Gal­li­mard, 1995)

Et dans wal­loni­ca…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le pêcheur d'eau (1995) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Philippe MATSAS/Opale/Leemage.

FRANÇOIS, Rose-Marie (née en 1939) : "Sur le passage de Leiah" (1997)

   Jolis tis­sus lignés brû­lent la main qui les palpe, usurpatrice hon­teuse de l’innommable. Toi, tu portes rayures trans­vers­es, le fil de l’écriture.
   Il y avait place sur la planète, tu mon­tais l’escalier tour­nant, boule de feu, jar­retières éclos­es, sirène fendue à l’écart des becs de la plume ; épanouie ou absorbée, pleine ou gracile, la boucle cal­ligraphe.
   Pour châ­ti­ment la dis­tance, par­fois dis­soute en rêve quand le matin veut bien atten­dre le jardin. Alors, tu vas, lichen algues aux tem­pes, touffes de nuit sur les paroles, les for­mules tal­is­man­es. Deux garçons mon­tent la garde, filet sur l’épaule, ils comptent les stèles, font tomber les galets, nour­ris­sent les ser­pents des vires.

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recueil Répéter sa mort (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Répéter sa mort (1997) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Jean Poucet.

PIROTTE, Jean-Claude (1939–2014) : "Je ne parlerai qu'à voix basse" (2004)

je ne par­lerai qu'à voix basse
à mes fan­tômes fam­i­liers
et de nos pas dans les allées
incer­taines du vieux vieux temps
nul ne pour­ra suiv­re la trace

les reflets au bord des étangs
de nos mis­érables car­cass­es
s'évanouissent comme passent
les frêles amours les nuées

les étin­celles de la grâce
je ne par­lerai qu'à voix basse
et le cœur à peine bat­tant
à mes ombres dépos­sédées
par le mirage des années
incer­taines du vieux vieux temps

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recueil La boîte à musique (2004)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La boîte à musique (2004) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © AFP

LISON-LEROY, Françoise (née en 1951) : "C'est pas un jeu" (2008)

Elle fait le ménage chez un cou­ple dont elle aime l'homme, en secret. C'est la femme qui la paie après la tasse de café partagée. Elle a volé une pho­to de lui, une clé de sa moto, quelques enveloppes à son nom.

Ce matin elle saisit un cheveu bouclé dans le lavabo, le glisse dans sa boîte à tré­sors. Ren­trée chez elle, elle fera l'inventaire des trou­vailles, depuis le pre­mier revolver.

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recueil C'est pas un jeu (2008)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil C'est pas un jeu (2008) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Serge Lison.

DANNEMARK, Francis (1955–2021) : "Ce vin de lune" (2000)

Ce vin de lune

(Cool Cat Blues)

Tout per­du, plus d'une fois, bu le lait
du chat, dor­mi sur des lits avec des
femmes chauves. Et tout per­du encore.
on eût dit galerie des glaces brisées
- et je crois que si des rêves durent,
c'est qu'ils vien­nent de Mars
en droite ligne, avec les anges.
Ne me plains pas, non, un matin clair
efface la nuit entière, je voulais
juste dire qu'il y a des choses dont
on ne meurt pas, en tout cas pas
néces­saire­ment. J'aurai mille ans hier
- et demain encore le cœur d'un clown,
qui a tout per­du, plus d'une fois, et bu
le lait du chat, ce vin de lune.

Paru dans…
recueil La longue course (2000)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La longue course (2000) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Bernard Kerg­er.

DELAIVE, Serge (né en 1965) : "Peser l'aube" (2022)

Peser l'aube

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin où elle incendie
tes iris à peine éveil­lés
lunes d'eau ambrées qui dilu­ent
ton corps et ses per­fec­tions de fes­tin
dans les par­tic­ules char­nues de lumière
arrimées à la brise nénuphar

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin sur les brais­es
de mon implaca­ble soli­tude
que solid­i­fient mon ven­tre et mes entrailles
rongés par un rat aux dents jaunes
sous les travées lour­des de lumière
aus­si menaçantes que le futur

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin quand je défie le miroir
qui te retient ou t'efface
sur sa sur­face ocre et sans tain
selon la con­stel­la­tion que tu favoris­eras
une source uni­voque de lumière
m'assignant à la nausée des ape­san­teurs.

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recueil Lacu­naires (2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Lacu­naires (2022) | con­tribu­teur : Karel Logist | Pho­to de cou­ver­ture par Serge Delaive.

SAVITZKAYA, Eugène (né en 1955) : "Au printemps…" (1986)

Au print­emps, dans le linge pur, le cœur de Jean
ou celui du tau­reau, le mon­stre dans les fleurs,
le fleuri, le pour­ri, le puant et ses feuilles,
ses plantes cul­tivées, trèfle d'épines et palmi­er
de ros­es, et du mon­stre le cinquième
quarti­er, la cervelle, le foie, les yeux et l'ivoire,
du print­emps la géhenne, la boucherie,
couleurs mêlées aux fontes, à la fontaine,
à la roue, au linge autour du cœur, du mon­stre
mort dans le sang et l'eau blanche que vom­it,
garçon de fleurs et d'entrailles, bouch­er
de pre­mier print­emps, le pein­tre des machines.

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recueil Bufo bufo bufo (1986)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Bufo bufo bufo (1986) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Marie André.

AVENTIN, Christine (née en 1975) : "Des jours longs comme un siècle" (2021)

   

Des jours longs comme un siè­cle
Les nuits durent mille ans
Ces îlots d'un quart d'heure
De vis­ites alternées
Où se règ­lent les comptes
De ton cœur insolv­able

Des spec­tres dans tes rêves
qu'interrompt à l'instant
où tu t'endors enfin
une pose de sonde
une prise de sang
Tu voudrais voir ton fils

Si les coups de ton père
dans ce loin­tain passé
dont tu fais ton his­toire
ne l'avait fis­surée
l'infection aurait-elle
franchi la masse osseuse ?

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recueil Scalp (2021)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Scalp (2021) | con­tribu­teur : Karel Logist | Cou­ver­ture de Ben­jamin Mon­ti.