ELUARD, Paul (1895–1952) : "Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres…" (1926)

Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres,
Nos silences, nos paroles,
La lumière qui s’en va, la lumière qui revient,
Un seul sourire pour nous deux,
Par besoin de savoir, j’ai vu la nuit créer le jour sans que nous chan­gions d’apparence,
Ô bien-aimé de tous et bien-aimé d’un seul,
En silence ta bouche a promis d’être heureuse,
De loin en loin, ni la haine,
De proche en proche, ni l’amour,
Par la caresse nous sor­tons de notre enfance,
Je vois de mieux en mieux la forme humaine,
Comme un dia­logue amoureux, le cœur ne fait qu’une seule bouche
Toutes les choses au hasard, tous les mots dits sans y penser,
Les sen­ti­ments à la dérive, les hommes tour­nent dans la ville,
Le regard, la parole et le fait que je t’aime,
Tout est en mou­ve­ment, il suf­fit d’avancer pour vivre,
D’aller droit devant soi vers tout ce que l’on aime,
J’allais vers toi, j’allais sans fin vers la lumière,
Si tu souris, c’est pour mieux m’envahir,
Les rayons de tes bras entrou­vraient le brouil­lard.

Extrait de…
(pré­ten­du­ment) Cap­i­tale de la douleur (1926)

Et dans wallonica.org, pour con­naître la vérité sur ce poème…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : pré­ten­du­ment, recueil Cap­i­tale de la douleur (1926)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : l’en-tête mon­tre une pho­to de Hanne Karin Bay­er, dite Anna Kari­na (1940–2019) dans le film Alphav­ille © N.I..

VALERY, Paul (1871–1945) : "Le cimetière marin" (1920)

Ce toit tran­quille, où marchent des colombes,
Entre les pins pal­pite, entre les tombes ;
Midi le juste y com­pose de feux
La mer, la mer, tou­jours recom­mencée !
Ô récom­pense après une pen­sée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur tra­vail de fins éclairs con­sume
Maint dia­mant d’imperceptible écume,
Et quelle paix sem­ble se con­cevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éter­nelle cause,
Le Temps scin­tille et le Songe est savoir.

Sta­ble tré­sor, tem­ple sim­ple à Min­erve,
Masse de calme, et vis­i­ble réserve,
Eau sour­cilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de som­meil sous un voile de flamme,
Ô mon silence!… Édi­fice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Tem­ple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scin­til­la­tion sere­ine sème
Sur l’altitude un dédain sou­verain.

Comme le fruit se fond en jouis­sance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme con­sumée
Le change­ment des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pou­voir,
Je m’abandonne à ce bril­lant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mou­voir.

L’âme exposée aux torch­es du sol­stice,
Je te sou­tiens, admirable jus­tice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place pre­mière:
Regarde-toi!… Mais ren­dre la lumière
Sup­pose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, som­bre et sonore citerne,
Son­nant dans l’âme un creux tou­jours futur !

Sais-tu, fausse cap­tive des feuil­lages,
Golfe mangeur de ces mai­gres gril­lages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouis­sants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étin­celle y pense à mes absents.

Fer­mé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Frag­ment ter­restre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dom­iné de flam­beaux,
Com­posé d’or, de pierre et d’arbres som­bres,
Où tant de mar­bre est trem­blant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chi­enne splen­dide, écarte l’idolâtre !
Quand soli­taire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, mou­tons mys­térieux,
Le blanc trou­peau de mes tran­quilles tombes,
Éloignes-en les pru­dentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net grat­te la sécher­esse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mys­tère.
Midi là-haut, Midi sans mou­ve­ment
En soi se pense et con­vient à soi-même…
Tête com­plète et par­fait diadème,
Je suis en toi le secret change­ment.

Tu n’as que moi pour con­tenir tes craintes !
Mes repen­tirs, mes doutes, mes con­traintes
Sont le défaut de ton grand dia­mant…
Mais dans leur nuit toute lourde de mar­bres,
Un peu­ple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton par­ti lente­ment.

Ils ont fon­du dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phras­es famil­ières,
L’art per­son­nel, les âmes sin­gulières ?
La larve file où se for­maient des pleurs.

Les cris aigus des filles cha­touil­lées,
Les yeux, les dents, les paupières mouil­lées,
Le sein char­mant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se ren­dent,
Les derniers dons, les doigts qui les défend­ent,
Tout va sous terre et ren­tre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de men­songe
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impa­tience meurt aus­si !

Mai­gre immor­tal­ité noire et dorée,
Con­so­la­trice affreuse­ment lau­rée,
Qui de la mort fais un sein mater­nel,
Le beau men­songe et la pieuse ruse !
Qui ne con­naît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éter­nel !

Pères pro­fonds, têtes inhab­itées,
Qui sous le poids de tant de pel­letées,
Êtes la terre et con­fondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peu­vent con­venir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cru­el Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu per­cé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immo­bile à grands pas !

Non, non !… Debout! Dans l’ère suc­ces­sive !
Brisez, mon corps, cette forme pen­sive !
Buvez, mon sein, la nais­sance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… O puis­sance salée !
Courons à l’onde en rejail­lir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée
Peau de pan­thère et chlamyde trouée
De mille et mille idol­es du soleil
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut ten­ter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jail­lir des rocs !
Env­olez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tran­quille où pico­raient des focs !

Extrait de…
Le cimetière marin (1920)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Le cimetière marin (1920) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © SIPA.

LEOTARD, Philippe (1940–2001) : "Je rêve que je dors" (1996)

Je voudrais te par­ler encore
Mais voilà que tu t’endors
Tu sais
Tu par­les en dor­mant
Pas avec moi
Mais par­fois même tu ris
Ou tu chantes
Alors moi j’attends
Dans les phras­es, les mots absents
L’illumination ter­ri­ble
D’un son d’une mer­veille
Et je dis encore je t’aime
Mais c’est pour laiss­er mon souf­fle
Traîn­er dans tes cheveux
Tu souris en rêve
Tu dors
Oh peut-être qu’il ne faut pas
Trop sou­vent dire je t’aime
Oui, c’est comme vouloir s’assurer
Du cœur et des bais­ers
Douter de soi-même
Pour­tant je con­tin­ue
Je te le dis encore : je t’aime
Je veux encore par­ler
Mais voilà que tu t’endors
Alors
Je rêve que je dors

Extrait de…
album Je rêve que je dors (1996)

Et dans wallonica.org…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : album Je rêve que je dors (1996)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Jean-Louis / Gam­ma-Rapho.

HULSE, Michael (né en 1955) : "La mère des batailles" (1991, trad. C. Pagnoulle et A. Gérard)

1. Bombardement

I

Dame du cyprès et du cèdre
Dame du pays entre les fleuves
Dame du silence des pier­res
silence pous­siéreux dans l’oliveraie
silence pous­siéreux dans le vig­no­ble il
tri­mait toute la mat­inée toute
l’après-midi le soir il dit
tu ressem­bles à Madon­na à Mar­i­lyn
Mon­roe à Gre­ta Gar­bo à Jean
Har­low il dit tes seins
sont comme des grappes de dattes comme
des grappes de raisins sur la vigne
comme des grappes de bombes qui s’écrasent
la voix du B52 se fait enten­dre dans le pays

II

Dame du pays entre les fleuves
Dame d’Uruk et de Baby­lone
des souks des allées des ruelles
recoins secrets des escaliers fentes
dans le rocher refuges souter­rains
silence pous­siéreux dans l’oliveraie
silence pous­siéreux dans le vig­no­ble il
tri­mait toute la mat­inée toute
l’après-midi le soir il dit
c’est comme pour bais­er faut
vis­er juste mon pays c’est
pour toi et alors tes bombes elles l’aplatiront

III

Dame des armées et des amours
Dame des eaux et de la terre
Dame des strato­forter­ess­es
qui se déchar­gent sur Nasiriyeh il
savait tous les recoins secrets savait la fente
le poster détach­able la réso­lu­tion de l’ONU
il dit que c’était ajusté comme un noy­au
dans une pêche il dit que ta chat­te fal­lait
qu’elle soit le magot le plus juteux
où il avait jamais misé sa paie
faut qu’on l’entube ce trou du cul
allez sur le ven­tre Madame
hé Sad­dam le 52e
s’amène s’amène
sodome sodome

IV

Dame de la mauve et de l’anis en brous­saille
Dame des silences pous­siéreux
de l’oliveraie du fleuve du vig­no­ble
il plan­qua ta culotte odor­ante dans son casque
le par­fum de tes faveurs lui don­nait du cœur
tuer devint plaisir, Noble Dame
toute la mat­inée toute l’après-midi oh
Dame du jardin et le
soir il dit je voudrais être mort
je voudrais être avec ceux
qui gisent dans un étui en plas­tique à tirette
et glis­sent dans un som­meil dont ils ne s’éveilleront pas

2. La Danse du Masque à Gaz

I

Gar­cia m’a dit qu’il a sur lui des cartes
cartes noires cartes de mort
as de pique j’ai dit
pourquoi cinq et pas cinquante
Gar­cia a dit que d’après ses comptes
il y avait toutes les chances qu’il soit
en six­ième posi­tion pour la faucheuse
il enrage qu’on lui laisse pas porter
son foulard Ram­bo il a lais­sé son sperme
con­gelé à San Diego
ain­si donc
je suis assise au soleil
à net­toy­er mon M‑16 et
je me sens immortelle
je chan­tonne l’air du
baladeur mer­veilleux
con­seiller et je suis
loin de la scène au
Koweït je suis dans une autre
vie et je suis sous la table
avec Sal­vador et j’embrasse
sa chair comestible doux Jésus
fais que je sur­vive que je
ren­tre vivante que l’on me
jette encore hors du Bistro
Toc­queville chez nous à Dray­ton
oh je
veux con­naître la chair
le corps et le sang
je veux mon pro­pre messie et
son nom ne sera pas
Nor­man Schwarzkopf
là plus loin
ce mec c’est Brinkof­s­ki
avec ses lunettes noires de mafioso
il traîne son M‑60
et son héli­con l’air
super cool je l’adore
vous pas ?

II

Je n’arrête pas de me dire
que je suis immortelle immortelle
je ne puis oubli­er
le berg­er que j’ai vu dans
la tem­pête de sable l’autre matin
pour la pro­téger il enfouis­sait
une chèvre dans les plis
de sa cape stoïque
notre jeep ren­trait au camp
et il y avait Gar­cia
et Eddie Dumuzi
qui dan­saient la Danse du Masque à Gaz
se con­tor­sion­nant comme si
leurs ten­dons étaient coupés mais
que la vie les agi­tait encore de spasmes
ain­si donc
proclamez-moi immortelle au soleil
la déesse du M‑16
il faut bien net­toy­er son arme
et je con­tin­ue à chanter tout haut
méprisée et rejetée
Gar­cia Dumuzi
je vous adore
Dumuzi
rassem­ble les sta­tis­tiques
il m’a dit que les soucis
éveil­lent Schwarzkopf
15 à 20 fois par nuit
j’ai dit dis-moi Eddie tu veux
dire qu’il lui arrive de dormir

III

Proclamez-moi immortelle
mon corps est étanche
je me sens bien dans mon body
bottes tenue de cam­pagne
avec ma cein­ture et mon couteau
mon M‑16 mon baladeur
je suis vivante
et je vais descen­dre
à l’abîme
au palais
de lapis lazuli

3. La descente

I

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la pre­mière porte
il lui prit les écou­teurs des oreilles
détacha le baladeur de sa cein­ture

pourquoi m’as-tu pris le baladeur
une femme a besoin de sa musique il lui faut
les rythmes du corps il lui faut les
rythmes de l’esprit

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

II

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la deux­ième porte
il lui prit le M‑16 des mains
enl­e­va le chargeur

pourquoi m’as-tu pris mon M‑16
on ne t’a rien appris une
femme a besoin de son arme veut sen­tir
qu’elle peut se défendre

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

III

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la troisième porte
il prit le couteau qui dor­mait à son côté
défit la boucle de la cein­ture à sa taille

pourquoi as-tu pris mon couteau et ma cein­ture
on ne t’a jamais dit qu’une femme
doit défi­er et sub­ver­tir le
code du mâle
silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

IV

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la qua­trième porte
il prit les lour­des godass­es d’ordonnance
lacées haut au-dessus de la cheville

pourquoi m’as-tu pris mes godass­es
les hommes sont tous les mêmes ils veu­lent
vous empêch­er de marcher pour pou­voir dire
que vous avez de jolis pieds

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

V

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la cinquième porte
il prit la tenue de cam­pagne
ce cam­ou­flage de sa chair

pourquoi as-tu pris ma tenue de cam­pagne
les hommes sont tous les mêmes ce qu’ils veu­lent
c’est vous voir en désha­bil­lé et puis
mieux encore désha­bil­lées

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

VI

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la six­ième porte
il prit le body ital­ien
dépouil­la son corps de sa sec­onde peau

pourquoi m’as-tu pris mon body
tu sauras que je porte de la den­telle noire
pour me faire plaisir à moi seule
j’espère que cela te suf­fit

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

VII

Elle descen­dit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fos­se

à la sep­tième porte
il prit le cor­don entre ses cuiss­es
tira le tam­pon qui stop­pait le sang

pourquoi as-tu pris mon immac­ulée
ceci est mon corps ceci est mon sang
je suis nue et sans défense ceci
est une femme

silence Inan­na
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

4. Rédemption

I

Ils ont dit que j’avais gazé les Kur­des
les juifs les gitans les homo­sex­uels les sol­dats
d’Abyssinie et d’Ypres
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que j’avais déver­sé du napalm sur le Viet­nam
bom­bardé Dres­de et Hiroshi­ma
et tué des inno­cents au pont de Nasir
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que j’étais au Palais d’Hiver
à Amrit­sar à Lidice que je mas­sacrais
les Incas les noirs les aborigènes
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que je dirigeais Auschwitz et le Goulag
que j’étais la ciguë bue par Socrate
le vinai­gre ten­du au Christ
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

II

Dans l’abîme mes juges m’ont jetée à terre
accusée insultée appelée
Dame des F‑16 et des MIG
des Patri­ots et des Scuds ils m’ont craché
au vis­age bar­bouil­lé les seins de merde
ils ont porté un rasoir à mes lèvres
ils ont dit que je leur ferais la même chose
et puis ils ont dit que j’étais libre de m’en aller
à une con­di­tion
que j’envoie
pren­dre ma place dans l’abîme
celui qui était mon cyprès et mon cèdre
mon lis et mon épine mon amour et ma guerre

III

J’ai pen­sé à Sad­dam
ses bras de seize mètres
coulés à Bas­ingstoke
par Tal­lix Mor­ris Singer
en métal recy­clé
des fusils d’Irakiens morts
dressés bran­dis­sant
l’épée de Qadisiyya
autour des ruines le sable
à l’infini éten­due plate
et soli­taire
j’ai
pen­sé à Nor­man la Tem­pête
fou d’opéra et
de bal­let magi­cien
ama­teur jonglant avec
l’allemand et le français et
humaine­ment préoc­cupé
des pertes en hommes
à sa femme chez nous à Tam­pa
Floride soucieuse
de savoir si Nor­man
se nour­rit cor­recte­ment
j’ai pen­sé
à Gar­cia à ses as
et à son sperme con­gelé
à Brinkof­s­ki avec ses lunettes noires
et son héli­con astiqué
à la Danse d’Eddie Dumuzi
avec en poche la queue
d’un ser­pent à son­nettes
tué à Fort Worth
comme porte-bon­heur
puis
j’ai pen­sé à mon Sal­vador
chair de ma chair
sang de mon sang
amant mor­tel
marchant sur mes
eaux
avant qu’enfin
je me sou­vi­enne du berg­er
aperçu dans la tem­pête de sable
l’autre matin pro­tégeant
une chèvre enfouie dans les
plis de sa cape
et j’ai su

5. Lamentation pour le berger

Changé il est changé il
est empous­siéré de silence

mon cœur est chant d’oiseau dans un désert

(11 févri­er 1991)

Commentaires de l’auteur
  1. Ce poème est écrit par un non-com­bat­tant. Comme ce qu’il pro­pose n’est pas vu “du poste de pilotage d’un chas­seur ou d’un Sher­man“, il me sem­ble impor­tant de ren­dre compte de sa genèse.
  2. Le poème utilise le mythe sumérien de la descente aux enfers d’Inan­na telle qu’elle est rap­portée dans les Poèmes du Ciel et de l’Enfer en Mésopotamie antique (Poems from Heav­en and Hell from Ancient Mesopotamia, traduits par N.K. San­dars, Pen­guin Clas­sics). J’ai trou­vé que l’histoire d’Inanna, patronne des régimes de dattes, de la terre fer­tile, du gre­nier et de l’étable, me per­me­t­tait d’analyser la sig­ni­fi­ca­tion anthro­pologique et mythique de la Guerre du Golfe, et par là, peut-être, de toutes les guer­res. Je ne pré­tends pas que cette approche anthro­pologique et mythique soit la seule val­able. Pas plus que je ne pré­tends qu’il faille extrapol­er du texte des pris­es de posi­tion poli­tiques. Le poème que j’ai écrit est un poème de deuil, de l’âpre beauté du deuil. Son but n’est pas d’affirmer une vérité unique ou de désign­er un coupable ou d’approuver les inter­pré­ta­tions pro­posées par les dirigeants, les porte-parole ou les médias des par­ties en présence. “Qu’est-ce que la lib­erté d’un écrivain ?, demande Nadine Gordimer. Pour moi, c’est son droit d’affirmer et de proclamer une vision per­son­nelle, intense et pro­fonde, de la sit­u­a­tion dans laque­lle il trou­ve la société où il vit. Pour pou­voir tra­vailler du mieux qu’il peut, il doit pren­dre (et l’on doit lui don­ner) la lib­erté de se démar­quer des goûts, des principes moraux et des inter­pré­ta­tions poli­tiques dom­i­nantes à son époque.
  3. Ces derniers temps, j’ai par deux fois raté l’occasion d’agir en mem­bre adulte d’une société démoc­ra­tique. Le 12 jan­vi­er 1991, j’étais à Lon­dres pour la représen­ta­tion de la pièce de H.W. Hen­ze, L’Idiot (d’après Dos­toïevs­ki), pour laque­lle BBC Radio3 m’avait chargé de traduire les Para­phras­es d’Ingeborg Bach­mann. La représen­ta­tion était à 16 heures. Ce same­di-là, j’aurais fort bien pu, avant, par­ticiper à la marche de Hyde Park à Trafal­gar Square qui récla­mait une pro­lon­ga­tion des sanc­tions jusqu’à ce qu’elles fassent de l’effet. Mais je n’avais pas envie de faire l’effort et je me suis retrou­vé dans l’East End, à vis­iter des ate­liers d’artistes avec des amis avant de me ren­dre au Bar­bi­can. Quinze jours plus tard, un ami alle­mand m’a demandé de par­ticiper à la man­i­fes­ta­tion de 26 jan­vi­er à Bonn, et j’ai refusé. A l’époque, j’étais écœuré par l’autosatisfaction que je croy­ais décel­er chez les paci­fistes alle­mands et j’avais accep­té la guerre comme une néces­sité qu’il fal­lait men­er à terme. J’ai tou­jours des doutes sur la valeur qu’aurait pu avoir l’un ou l’autre geste, mais je regrette de ne pas les avoir posés.
  4. En Alle­magne, les paci­fistes ont invité ceux qui soute­naient leur requête d’une paix immé­di­ate dans le Golfe à sus­pendre un drap blanc à leur fenêtre. En par­courant les rues de Cologne avant de retourn­er en Grande Bre­tagne (le 2 févri­er), j’avançais dans un décor de façades affichant leur red­di­tion. C’était à la fois théâ­tral et vrai­ment émou­vant. Une semaine après mon arrivée en Angleterre, il y avait dans les jour­naux des pho­tos des fenêtres de l’arrière du 10 Down­ing Street après l’explosion d’une bombe de l’IRA. Des rideaux blancs retombaient en signe de red­di­tion.
  5. J’ai passé un mois à la mai­son des écrivains de Hawthorn­den Cas­tle, près d’Edinbourg. Au mur de la salle où nous tra­vail­lions, je fix­ais des pho­to­copies d’articles et de pho­tos que je m’étais mis à rassem­bler, sou­vent agrandies à plusieurs fois leur for­mat d’origine. Il y avait entre autre une pho­to du ser­gent Susan Kyle en train d’inspecter le canon de son M‑16, les écou­teurs de son baladeur aux oreilles, une bouteille d’Evian à côté d’elle. Une autre mon­trait deux marines anonymes en train de danser la Danse du Masque à Gaz, sans expli­ca­tion. Et le ser­gent Robert Brinkof­s­ki, son M‑60 et son héli­con. Et des arti­cles sur les bom­barde­ments, sur des déser­teurs irakiens, sur les réac­tions des familles des vic­times. J’ai affiché aus­si les métaphores agres­sive­ment sex­uelles qu’affectionnent les mil­i­taires inter­viewés. Le 9 févri­er, j’ai écrit la pre­mière par­tie du poème. Dans sa pre­mière ver­sion, elle com­por­tait des extraits d’articles, pho­to­copiés dans mon pro­pre texte, mais j’ai aban­don­né ce procédé dès le lende­main. Le 10 févri­er, j’ai revu la pre­mière par­tie, écrit la deux­ième, puis com­plète­ment réécrit la pre­mière. Le 11 févri­er, j’ai écrit les troisième, qua­trième et cinquième par­ties. Il m’est rarement arrivé d’écrire aus­si facile­ment et naturelle­ment. Le poème com­bine des préoc­cu­pa­tions de longue date et d’autres plus récentes.
  6. Cette pièce où j’affichais mes trou­vailles est dev­enue un lieu à la fois émou­vant et grotesque. Peut-être la plus grotesque de toutes les ironies était que j’étais là à écrire ce poème dans un endroit aus­si beau que Hawthorn­den, loin de l’horreur qui sus­ci­tait l’écriture. J’ai affiché, agrandie plusieurs fois, une manchette de sup­plé­ment du dimanche dont l’obscénité sem­blait ne s’appliquer que trop bien à moi aus­si : “Vie des noceurs par temps de guerre“.
  7. Ce n’est pas à moi d’interpréter le poème, mais je voudrais relever quelques points. Le poème gomme la dis­tinc­tion entre Ishtar, déesse baby­loni­enne de l’amour et de la guerre, et Inan­na, mais garde le nom d’Inanna, attribue le rôle au ser­gent Kyle, et con­serve le sché­ma de la descente aux enfers, son retour et la mort du berg­er. Le berg­er de mon poème est anonyme parce que je l’ai décrit à par­tir de la pho­to d’un berg­er dont on ne men­tionne pas le nom, abri­tant une chèvre dans une tem­pête de sable. Le nom du berg­er dans le mythe sumérien est Dumuzi et j’ai pris la lib­erté de l’attribuer à un autre per­son­nage. Le nom Dumuzi cor­re­spond à l’hébreu Tam­mouz, en grec Ado­nis ; les mytholo­gies ont tis­sé un réseau de cor­re­spon­dances à tra­vers un vaste espace de temps et de lieux, ce qui me sem­blait jus­ti­fi­er une grande lib­erté dans l’écriture, comme de refor­muler le Can­tique des Can­tiques ou les Lamen­ta­tions pour Bion dans le cadre du mythe sumérien quand cela m’arrangeait, et d’accoler aux ter­mes antiques des élé­ments pris aux jour­naux : les cartes de mort, les dépôts dans des ban­ques de sperme, le mon­tage d’une gigan­tesque stat­ue de Sad­dam Hus­sein, les soucis de l’épouse du Général Nor­man Schwarzkopf.
  8. Inter­préter la Guerre du Golfe à tra­vers le mythe sumérien, ce n’est ni se détourn­er du fait poli­tique, ni se résign­er devant l’éternité. C’est soulign­er que si les détails anthro­pologique­ment sig­ni­fi­cat­ifs peu­vent vari­er, la ligne direc­trice de l’expérience humaine est d’une con­stance effrayante. Faute de le recon­naître, nous sommes con­damnés à la répéti­tion sans fin de l’histoire. Je ne suis d’ailleurs guère opti­miste : je pense que c’est pré­cisé­ment ce qui va se pass­er. Le berg­er n’est pas un messie rédemp­teur. Il n’y a pas de rédemp­teur. Athée con­va­in­cu, je crois qu’il y a seule­ment des berg­ers et des chas­seurs. Le moment essen­tiel, le moment de beauté et de deuil, c’est le moment d’horreur et de ten­dresse devant la mort inno­cente, et ce moment appar­tient tout autant à la réal­ité quo­ti­di­enne qu’au mythe.

Michael Hulse (févri­er-août 1991)

Paru dans…
The Moth­er of Bat­tle (Hull : Lit­tle­wood Arc, 1991)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­tri­ces : Chris­tine Pag­noulle & Annette Gérard | crédits illus­tra­tions : © Geof­frey Ernault | Cette tra­duc­tion fait par­tie d’une série de trois poèmes présen­tés par Chris­tine Pag­noulle dans l’article Trois poètes, trois plaidoy­ers pour la paix (2021) : (1) HULSE Michael, La mère des batailles (1991) traduit de The Moth­er of Bat­tle (Hull : Lit­tle­wood Arc, 1991) ; (2) SCHWARTZ Leonard, Nou­velle Babel (2016) traduit de The New Babel in The Tow­er of Diverse Shores (Jer­sey City NJ : Tal­is­man House, 2003) ; (3) BRATHWAITE Kamau, Ark (2004) traduit de Ark (New York & Kingston : Sava­cou North, 2004).

CHENG, François (né en 1929) : "Enfin le royaume" (extraits, 2018)

Con­sens à la brisure
C’est là que ger­mera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
A ton insu la brise.
Nous ne te suiv­rons pas jusqu’au bout, ô chemin !
Le soir nous tient auprès du feu couleur de vigne.
L’horizon des oiseaux migra­teurs est trop loin,
Vers l’ouest nous irons, où un lac a fait signe.
A l’apogée de l’été
Revient ce qui a été :
Tous les fruits hauts sus­pendus,
Toute la soif étanchée
Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants

Extrait de…
Enfin le roy­aume (2018)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Enfin le roy­aume (2018)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © AFP – Eric Caba­n­is.

NERUDA, Pablo (1904–1973) : "Je ne t’aime pas comme rose de sel, ni topaze…" (1959)

Je ne t’aime pas comme rose de sel, ni topaze
Ni comme flèche d’oeillets propageant le feu :
Je t’aime comme l’on aime cer­taines choses obscures,
De façon secrète, entre l’ombre et l’âme.

Je t’aime comme la plante qui ne fleu­rit pas
Et porte en soi, cachée, la lumière de ces fleurs,
Et grâce à ton amour dans mon corps vit l’arôme
Obscur et con­cen­tré mon­tant de la terre.

Je t’aime sans savoir com­ment, ni quand, ni d’où,
Je t’aime directe­ment sans prob­lèmes ni orgueil :
Je t’aime ain­si car je ne sais aimer autrement,

Si ce n’est de cette façon sans être ni toi ni moi,
Aus­si près que ta main sur ma poitrine est la mienne,
Aus­si près que tes yeux se fer­ment sur mon rêve.

Extrait de…
La cen­taine d'amour (1959)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La cen­taine d’Amour (1959)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © La Razón.

DESNOS, Robert (1900–1945) : "A la mystérieuse" (1926)

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réal­ité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de bais­er sur cette bouche la nais­sance
De la voix qui m’est chère?

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
A se crois­er sur ma poitrine ne se pli­eraient pas
Au con­tour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gou­verne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
O bal­ances sen­ti­men­tales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
A toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule
qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pour­rais moins touch­er ton front
Et tes lèvres que les pre­mières lèvres
et le pre­mier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, par­lé,
Couché avec ton fan­tôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pour­tant, qu’a être fan­tôme
Par­mi les fan­tômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promèn­era allè­gre­ment
Sur le cad­ran solaire de ta vie.

Extrait de…
​poème de 1926, paru dans Corps et biens (1930)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le fou d’Elsa (1963)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Elsa et Louis © radiofrance.fr/franceculture.

FOIX, J.V. (1893–1987) : "Oh puissais-je accorder la Raison, la Folie,…" (publié en 1987)

Oh puis­sais-je accorder la Rai­son, la Folie,
Qu’un clair matin, non loin de la mer claire,
Cet esprit mien, de plaisir trop avare,
Me fasse l’Éternel présent. Et par la fan­taisie

- Qui le cœur embrase et détourne l’ennui -
Que les mots, les sons, les tim­bres, quelque­fois
Per­pétuent l’aujourd’hui, et que l’ombre rare
Qui me con­tre­fait au mur, me soit sage et guide

En mon errance par­mi tamaris et dalles ;
- Oh douceurs dans la bouche ! les douces pen­sées ! -
Qu’elles fassent vrai l’Abscons, qu’à l’abri de calan­ques,

Les images du songe par les yeux éveil­lés,
Vivent ; que le Temps ne soit plus; mais l’espérance
En d’Immortels Absents, la lumière et la danse !

Paru dans…
Poésie. Prose, recueil posthume (1987)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Poésie. Prose, recueil posthume (1987) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © reusdigital.cat.

APOLLINAIRE, Guillaume (1880–1918) : "Mon ptit Lou adoré…" (1915)

Mon ptit Lou adoré
Je voudrais mourir un jour que tu m’aimes
Je voudrais être beau pour que tu m’aimes
Je voudrais être fort pour que tu m’aimes
Je voudrais être jeune jeune pour que tu m’aimes
Je voudrais que la guerre recom­mençât pour que tu m’aimes
Je voudrais te pren­dre pour que tu m’aimes
Je voudrais te fess­er pour que tu m’aimes
Je voudrais te faire mal pour que tu m’aimes
Je voudrais que nous soyons seuls dans une cham­bre d’hôtel à Grasse pour que tu m’aimes
Je voudrais que nous soyons seuls dans mon petit bureau près de la ter­rasse couchés sur le lit de fumerie pour que tu m’aimes
Je voudrais que tu sois ma sœur pour t’aimer inces­tueuse­ment
Je voudrais que tu euss­es été ma cou­sine pour qu’on se soit aimés très jeunes
Je voudrais que tu sois mon cheval pour te chevauch­er longtemps longtemps

Je voudrais que tu sois mon cœur pour te sen­tir tou­jours en moi
Je voudrais que tu sois le par­adis ou l’enfer selon le lieu où j’aille
Je voudrais que tu sois un petit garçon pour être ton pré­cep­teur
Je voudrais que tu sois la nuit pour nous aimer dans les ténèbres
Je voudrais que tu sois ma vie pour être par toi seule
Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour.

Extrait de…
Poèmes à Lou (1947)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poèmes à Lou (1947)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Guil­laume Apol­li­naire et sa femme Jacque­line Kolb en 1918 sur la ter­rasse de leur apparte­ment du 202 boule­vard Saint-Ger­main © Bib­lio­thèque his­torique de la Ville de Paris

REVERDY, Pierre (1889–1960) : "Tard dans la vie" (1960)

Je suis dur
Je suis ten­dre
Et j’ai per­du mon temps
A rêver sans dormir
A dormir en marchant
Partout où j’ai passé
J’ai trou­vé mon absence
Je ne suis nulle part
Excep­té le néant
Mais je porte caché au plus haut des entrailles
A la place où la foudre a frap­pé trop sou­vent
Un cœur où chaque mot a lais­sé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moin­dre mou­ve­ment

Extrait de…
La lib­erté des mers (​1960)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La lib­erté des mers (1960)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DP.