WOUTERS, Liliane (1930–2016) : "À l’enfant que je n’ai pas eu…" (1997)

À l’enfant que je n’ai pas eu
mais que d’un homme je reçus
sep­tante fois sept fois et davan­tage, à l’enfant sage
dont je for­mai le souf­fle et le vis­age
sept fois sep­tante fois, dans un ven­tre pareil
au mien, par des nuits rouges de soleil,
par des jours cristallins d’aurore boréale,
à l’enfant dont je porte en moi les ini­tiales
secrètes, ain­si que ton nom, Yahvé,
enfant conçu, tou­jours inachevé,
qu’on me fait, que je fais, à chaque fois que j’aime,
qui se défait en moi pour don­ner un poème,
à l’enfant qui ne vien­dra pas
clore mes yeux, choisir l’ultime drap,
marcher der­rière mon poids d’os, de cen­dres,
me regarder dans la fos­se descen­dre,
à cet enfant je lègue devant Dieu, devant
les hommes et mon chien, devant le jour vivant
(qui n’est que parce que je suis et qui mour­ra
comme je meurs) je lègue, pour autant que se pour­ra,
pour autant qu’il en fasse usage en lieu et place
de moi, ses père et mère en un seul être pris,
je lègue tous mes biens de chair, d’esprit,
de temps tou­jours comp­té et d’illusoire espace :

le coin de ciel que j’ai scruté en vain,
l’arpent de terre où j’usai mes semelles,
les qua­tre murs entre quoi je me tins,
les six cloi­sons qui leur seront jumelles;
l’argent qui m’est entre les doigts filé
— pour le plaisir que j’eus à le répan­dre —,
le faux savoir qu’on me crut refiler
— pour le bon­heur d’aussitôt dés­ap­pren­dre — ;

les jours passés que je n’ai pas vécus,
les jours vécus près desquels suis passée,
le temps mor­tel à quoi j’ai survécu,
l’heure éter­nelle et pour­tant effacée ;

l’amour jeté dont j’ignorais le prix,
l’amour don­né à qui ne sut le ren­dre,
l’amour offert qu’aussitôt je repris,
l’amour per­du qu’on voit dehors atten­dre.

À l’enfant que je n’ai pas eu,
que pour­tant j’ai, de ma semence
for­mé, dedans ma chair conçu,
dont chaque étreinte par­fait l’existence,
à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour
le pire, ce que m’a prêté le jour :

le moi dont à crédit je fais usage
à des taux qui dépassent mes moyens,
dont je n’ai pu choisir ni le vis­age,
ni le sexe (il faut pren­dre ce qui vient) :

un cerveau creux dans une tête pleine,
un corps trop mou sur des os trop puis­sants,
un sang trop vif pour une courte haleine,
un cœur trop doux pour ce furieux sang,

des pieds qui n’ont soulevé que pous­sière,
des bras sur­pris d’avoir étreint le vent,
des genoux pris au piège des prières,
des mains restant vides comme devant;

des yeux fer­més sur un côté des choses,
— cette moitié qui fait à tous défaut —,
des yeux ouverts sous leurs paupières clos­es
et dans le noir voy­ant plus qu’il n’en faut.

À l’enfant que je n’ai pas eu
je lègue enfin, pour qu’il en tienne
bien compte, pour qu’il s’en sou­vi­enne
par con­tu­mace, lorsque sera décousu
l’ourlet de mon pas­sage sur l’étoffe anci­enne :

les quinze choses que jamais je n’ai pu faire :
courber le front devant plus grand que moi,
marcher sur plus petit, mon­tr­er du doigt,
crier avec la foule, ou bien me taire,
recon­naître par­mi les Blancs le Noir,
choisir dix justes, nom­mer un coupable,
trou­ver telle atti­tude con­ven­able,
lire un autre que moi dans les miroirs,
con­juguer l’amour à plusieurs per­son­nes,
résis­ter à la ten­ta­tion, bless­er exprès,
rester dans l’indécis, dire Cam­bronne
au lieu de merde, qui est plus français.

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Tous les chemins con­duisent à la mer (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Tous les chemins con­duisent à la mer (1997) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © rtbf.be.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tous deux se regardaient…" (2019)

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tu es là, vivante à mon cœur comme l’épousée" (2019)

Je ne met­trai pas genou en terre,
Que seul ou… devant toi.
Je ne pleur­erai pas l’amertume de mes entrailles,
Que seul ou… devant toi.
Je ne lèverai pas le poing au ciel
pour maudire le des­tin,
Que seul ou… devant toi.

Ils ne sauront rien de mon trou­ble,
Ils ne com­pren­dront pas pourquoi je par­le seul,
Pourquoi j’offre l’échine, moi qui ne fuyais pas le regard.

Mais tous soupireront d’aise
Quand je souri­rai,
Devant toi,
Enfin trou­vée…

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : DOTREMONT, Chris­t­ian : L’ours du sens (ca. 1976) © MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tu es ma rive" (2019)

THONART, Patrick (né en 1961) : "Hier est loin" (2019)

Hier est loin,
C’est déjà demain.

Un jour, la Terre
A inven­té l’Amour
En embras­sant le Feu.
Son ven­tre mouil­lé d’Eau,
Elle l’a con­fié au Ciel
Pour qu’il forge chaque jour,
Le matin de nous deux,
L’eau mar­iée de nos yeux,
Le feu sauvage de nos ven­tres,
La terre con­fi­ante sous nos pas
Et le vent qui nous porte.

Je t’aime à jamais…
Plus un jour

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : André Mas­son, Terre éro­tique (1955) © leshardis.com.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tu as jeté sur moi…" (2014)

THONART, Patrick (né en 1961) : "L’Ours titube dans la Forêt…" (2014)

L’Ours titube dans la Forêt
Il a les yeux brûlés
Il marche dos à la clair­ière
Où il l’a vue pass­er

Poil momi­fié et ven­tre sec
Elle s’agitait ivre et malade
De ces baies noires
Trop fer­men­tées

Le cœur à sang il a hurlé
Gueule au zénith il a pleuré
Et chaque larme était une loupe
Que le Soleil a transper­cée

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THONART, Patrick (né en 1961) : "L’Ours lève la truffe…" (2014)

L’ours lève la truffe
Au vent du matin inqui­et

Il sort la langue
Aux odeurs du print­emps trompeur

L’hiver a fon­du comme sa douleur passée
Et la riv­ière gon­fle des neiges liq­uides
Comme son corps aujourd’hui pal­pite
Des sangs nou­veaux et de l’appel d’amour

Ce matin la renarde a frôlé
De sa gorge dard­ée d’aubépine
Son dru pelage tout encore embrumé
Pour que son cœur retrou­ve racine

Pour­tant…

Pour­tant l’ours hume le vide
Dans sa cav­erne, les murs sont éraflés
De ses pattes trop lour­des – lour­des
De son ven­tre qu’il ne peut laiss­er chanter

Pour­tant l’ours craint le vide
Dans sa clair­ière, les pier­res sont dénudées
Du soleil gris qui les a raclées
Du regard vide des isolés

Pour­tant l’ours com­bat le vide
Dans sa forêt, les troncs l’attendent
Et leurs fûts droits mon­trent le sens
De la vie droite vers quoi ils ten­dent

Mais…

Le print­emps a men­ti :
Il n’était pas tout l’été

Alors, mon Amour,
Je mar­que le pas
Et j’attends le tien
Pour m’apaiser dans ton sein

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Qui avance de print­emps en tout temps vif (1982) © Chris­t­ian Dotremont – Karel Appel – MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Le matin du Bon Jour…" (2014)

Le matin du Bon Jour
Il n’y aura plus rien
Rien que l’ours au soleil
Sur le dos
Et elle
En ten­dre char­rue
Qui creuse le creux de son flanc

Il y aura le pain chaud des peaux cuites
La can­nelle au nez
et
Le miel au ven­tre

Le matin du Bon Jour
Seuls les oiseaux
Racon­teront le monde

Le matin du Bon Jour
C’est le lent demain du Soir
Où elle posera sa valise
En souri­ant

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Pierre Alechin­sky, Soleil (1950).

THONART, Patrick (né en 1961) : "Pleurs" (2014)

De tout ce qui me sera demain
Je ne demande qu’un sein
A ma joue for­mé
Et de mes larmes baigné

Et je… l’enfant… y pleur­erai
Et la femme qui le porte
Je pour­rai enfin
Comme un homme
L’aimer

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : DOTREMONT, Chris­t­ian : Ques­tion insidi­aire (1978) © MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "L’œil de l’Homme est dans le lac…" (2014)

THONART, Patrick (né en 1961) : "Les armoires alignées…" (2014)

Les armoires alignées,
dans la pièce occultée,
sont toutes si bien fer­mées.
Pour­tant, à tra­vers cha­cune,
fil­tre un ray­on de Lune :
les ser­rures ver­rouil­lées
finis­sent toutes par rouiller.

Dans la colle d’une queue d’aronde,
pois­sent les crins d’une bête immonde.
Der­rière le bahut,
dépasse la corde d’un pen­du.
Dans ce tiroir sans fond,
grouil­lent des araignées sans nom.
Au lieu de l’huile dans la charnière,
coule le fiel d’une goule amère.
Sur le fau­teuil défon­cé,
ce n’est pas l’ombre de ta psy­ché
mais le reflet d’une âme damnée.
Et le bruisse­ment dans les plac­ards,
ce sont tes morts et les cafards.

Les armoires alignées,
dans la pièce occultée,
sont toutes si bien fer­mées.
Pour­tant, à tra­vers cha­cune,
fil­tre un ray­on de Lune :
les ser­rures ver­rouil­lées
finis­sent toutes par rouiller.

Il n’y a pas de Juge­ment dernier,
il n’y a jamais assez de clefs.
On se croirait dans du Kaf­ka
sauf que ton Procès… c’est toi.
Alors, à plein doigts,
touche ton émoi
(juste sous le cœur),
et vis enfin ta vraie peur :
plonge les mains dans le cof­fre noir
et sors la vieille boîte à musique,
celle que tu pre­nais
pour un Géant d’Afrique.

Les armoires alignées,
dans la pièce occultée,
sont toutes si bien fer­mées.
Pour­tant, à tra­vers cha­cune,
fil­tre un ray­on de Lune :
les ser­rures ver­rouil­lées
finis­sent toutes par rouiller…

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © bob-wit.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Bohémien sans répit…" (2014)

THONART, Patrick (né en 1961) : "La larme de l’Ours l’avait trahi…" (2014)

La larme de l’ours l’avait trahi.

Débor­dée de son œil rou­gi,
elle allumait sa joue

de la lueur du feu nour­ri.

Dans sa cav­erne, dans son abri,
l’Ours brûlait le sapin inutile,

et le vent avait com­pris
tout le cha­grin de son ami.
“Une escar­bille, sans doute”,
dis­ait Mar­tin un peu con­trit.

Et le vent avait con­té,
la belle Dame ren­con­trée ;
tous les fastes et les flam­beaux
à chaque fenêtre du château,

alors que Mar­tin mar­chait,
Mar­tin mar­chait dans sa forêt.

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Pierre ALECHINSKY, Linolog I (1972)© MBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "A la kermesse des notables…" (2014)

A la ker­messe des nota­bles,
Tout le monde se met à table.
Maître Héron au cou trop fin
Donne du jabot avec entrain.

Mais à la ker­messe des nan­tis,
Plus per­son­ne ne sourit
Et les regards sans vie
Se reflè­tent dans l’argenterie.

Maîtresse Renarde au cœur four­bu
Sent dans sa chair la vie per­due
De Cen­drillon qui pleure son dû
Au milieu des polkas de ven­trus.

Dans une clair­ière au ciel trop bas,
L’ours endeuil­lé fait les cent pas.
Dans une main du crêpe noir,
Dans l’autre, une fleur… Espoir

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Hen­ri EVENEPOEL, La prom­e­nade du dimanche au Bois de Boulogne (1899) © La Bover­ie.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Un jour viendra, couleur d’orange…" (2014)

Un jour vien­dra, couleur d’orange…

Appuyé con­tre son chêne
L’ours éteint sa pipe
Et ren­tre chang­er de slip
Lourde est son haleine
Et lourd est son pas

Si un jour ma Reine…
Non, il ne doit pas…

Chaque jour dans sa peine
L’ours à la riv­ière
Se rince les arrières
Souil­lés par la frousse
Qu’elle n’arrive pas

Si un jour ma Belle…
Non, il ne doit pas…

C’est mât de mis­aine
Quand le matin chante
Que l’ours joyeux bande
Et offre son ven­tre
Où elle peut s’asseoir

Si un jour ma Ten­dre…
Non, il ne doit pas…

Coudes sur le rocher
L’ours vise la trouée
Où l’herbe est couchée
Là elle est passée
Et elle l’a aimé

Si un jour ma Femelle…
Non, il ne doit pas…

Som­bre dans la cav­erne
L’ours racle son humeur
Une plaie au cœur
Cette airelle crevée
Qui ne se ferme pas

Si un jour mon Aimée…
Non, il ne doit pas…

Si,

Demain, dès l’aube
L’ours va pré­par­er
Chaque matin aux paupières sablées
Chaque moment où elle peut arriv­er
Chaque instant où il l’entendra
Chaque chant d’oiseau et sa joie
Chaque sourire qu’elle lui don­nera
Et tous les demains qu’il lui bâti­ra
De ses bras

Et l’ours fixe la clair­ière
En espoir d’amour
Qu’Elle œuvre tou­jours
A son Joyeux Retour

Chaque jour…

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THONART, Patrick (né en 1961) : "Quelque part dans la forêt…" (2011)

Quelque part dans la forêt,
Un ours se lèche une plaie,
Il s’est légère­ment blessé le flanc,
Sur un chemin qu’il con­nais­sait pour­tant.

Adossé au rocher, il sourit.

C’est au retour de l’amour,
Que, les yeux plein de son miel, à elle,
Il a lais­sé la branche mar­quer son ais­selle,
Pour tou­jours…

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Dotremont – Alechin­sky © MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "C’est la nuit, c’est le marbre…" (2011)

C’est la nuit, c’est le mar­bre,
L’homme gît près de son arbre,
Un sang pois­seux voile ses yeux.
Du pas­sage de la Géante,
Lui reste une plaie béante.
La main du cœur
Est arrachée…

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : STEICHEN Edward, Pas­toral Moon­light (1907) © Musée d'Orsay.