VALERY, Paul (1871–1945) : "Le cimetière marin" (1920)

Ce toit tran­quille, où marchent des colombes,
Entre les pins pal­pite, entre les tombes ;
Midi le juste y com­pose de feux
La mer, la mer, tou­jours recom­mencée !
Ô récom­pense après une pen­sée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur tra­vail de fins éclairs con­sume
Maint dia­mant d’imperceptible écume,
Et quelle paix sem­ble se con­cevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éter­nelle cause,
Le Temps scin­tille et le Songe est savoir.

Sta­ble tré­sor, tem­ple sim­ple à Min­erve,
Masse de calme, et vis­i­ble réserve,
Eau sour­cilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de som­meil sous un voile de flamme,
Ô mon silence!… Édi­fice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Tem­ple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scin­til­la­tion sere­ine sème
Sur l’altitude un dédain sou­verain.

Comme le fruit se fond en jouis­sance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme con­sumée
Le change­ment des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pou­voir,
Je m’abandonne à ce bril­lant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mou­voir.

L’âme exposée aux torch­es du sol­stice,
Je te sou­tiens, admirable jus­tice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place pre­mière:
Regarde-toi!… Mais ren­dre la lumière
Sup­pose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, som­bre et sonore citerne,
Son­nant dans l’âme un creux tou­jours futur !

Sais-tu, fausse cap­tive des feuil­lages,
Golfe mangeur de ces mai­gres gril­lages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouis­sants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étin­celle y pense à mes absents.

Fer­mé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Frag­ment ter­restre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dom­iné de flam­beaux,
Com­posé d’or, de pierre et d’arbres som­bres,
Où tant de mar­bre est trem­blant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chi­enne splen­dide, écarte l’idolâtre !
Quand soli­taire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, mou­tons mys­térieux,
Le blanc trou­peau de mes tran­quilles tombes,
Éloignes-en les pru­dentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net grat­te la sécher­esse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mys­tère.
Midi là-haut, Midi sans mou­ve­ment
En soi se pense et con­vient à soi-même…
Tête com­plète et par­fait diadème,
Je suis en toi le secret change­ment.

Tu n’as que moi pour con­tenir tes craintes !
Mes repen­tirs, mes doutes, mes con­traintes
Sont le défaut de ton grand dia­mant…
Mais dans leur nuit toute lourde de mar­bres,
Un peu­ple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton par­ti lente­ment.

Ils ont fon­du dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phras­es famil­ières,
L’art per­son­nel, les âmes sin­gulières ?
La larve file où se for­maient des pleurs.

Les cris aigus des filles cha­touil­lées,
Les yeux, les dents, les paupières mouil­lées,
Le sein char­mant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se ren­dent,
Les derniers dons, les doigts qui les défend­ent,
Tout va sous terre et ren­tre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de men­songe
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impa­tience meurt aus­si !

Mai­gre immor­tal­ité noire et dorée,
Con­so­la­trice affreuse­ment lau­rée,
Qui de la mort fais un sein mater­nel,
Le beau men­songe et la pieuse ruse !
Qui ne con­naît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éter­nel !

Pères pro­fonds, têtes inhab­itées,
Qui sous le poids de tant de pel­letées,
Êtes la terre et con­fondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peu­vent con­venir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cru­el Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu per­cé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immo­bile à grands pas !

Non, non !… Debout! Dans l’ère suc­ces­sive !
Brisez, mon corps, cette forme pen­sive !
Buvez, mon sein, la nais­sance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… O puis­sance salée !
Courons à l’onde en rejail­lir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée
Peau de pan­thère et chlamyde trouée
De mille et mille idol­es du soleil
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut ten­ter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jail­lir des rocs !
Env­olez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tran­quille où pico­raient des focs !

Extrait de…
Le cimetière marin (1920)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Le cimetière marin (1920) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © SIPA.

LEOTARD, Philippe (1940–2001) : "Je rêve que je dors" (1996)

Je voudrais te par­ler encore
Mais voilà que tu t’endors
Tu sais
Tu par­les en dor­mant
Pas avec moi
Mais par­fois même tu ris
Ou tu chantes
Alors moi j’attends
Dans les phras­es, les mots absents
L’illumination ter­ri­ble
D’un son d’une mer­veille
Et je dis encore je t’aime
Mais c’est pour laiss­er mon souf­fle
Traîn­er dans tes cheveux
Tu souris en rêve
Tu dors
Oh peut-être qu’il ne faut pas
Trop sou­vent dire je t’aime
Oui, c’est comme vouloir s’assurer
Du cœur et des bais­ers
Douter de soi-même
Pour­tant je con­tin­ue
Je te le dis encore : je t’aime
Je veux encore par­ler
Mais voilà que tu t’endors
Alors
Je rêve que je dors

Extrait de…
album Je rêve que je dors (1996)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : album Je rêve que je dors (1996)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Jean-Louis / Gam­ma-Rapho.

CHENG, François (né en 1929) : "Enfin le royaume" (extraits, 2018)

Con­sens à la brisure
C’est là que ger­mera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
A ton insu la brise.
Nous ne te suiv­rons pas jusqu’au bout, ô chemin !
Le soir nous tient auprès du feu couleur de vigne.
L’horizon des oiseaux migra­teurs est trop loin,
Vers l’ouest nous irons, où un lac a fait signe.
A l’apogée de l’été
Revient ce qui a été :
Tous les fruits hauts sus­pendus,
Toute la soif étanchée
Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants

Extrait de…
Enfin le roy­aume (2018)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Enfin le roy­aume (2018)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © AFP – Eric Caba­n­is.

PONTHUS, Joseph (1978–2021) : "ça a débuté comme ça…" (2019)

ça a débuté comme ça
Moi j’avais rien demandé mais
Quand un chef à ma prise de poste me demande
si j’ai déjà égout­té du tofu
Égout­ter du tofu
Je me répète les mots sans trop y croire
Je vais égout­ter du tofu cette nuit
Toute la nuit je serai un égout­teur de tofu

Je me dis que je vais vivre une expéri­ence par­ti­c­ulière
dans ce monde déjà par­al­lèle qu’est l’usine
de dix-neuf heures jusqu’à qua­tre heures trente
ce qui en comp­tant la demi-heure de pause quo­ti­di­enne me fera un bon neuf heures de boulot

Je com­mence à tra­vailler
J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Presque
Comme une for­mule mag­ique
Sacra­mentelle
Un mot de passe
Une sorte de résumé de la van­ité de l’existence du tra­vail du monde entier de l’usine
Je me marre

J’essaie de chan­ton­ner dans ma tête
Y a d’la joie
du bon Trenet pour me motiv­er
Je pense aux fameux vers de Shake­speare où le monde est une scène dont nous ne sommes que les mau­vais acteurs

Je pense que le Tofu c’est dégueu­lasse et que s’il n’y avait pas de végé­tariens je ne me collerais pas ce chantier de fou de tofu

Les gestes com­men­cent à devenir machin­aux
Cut­ter
Ouvrir le car­ton de vingt kilos de tofu
Met­tre les sachets de trois kilos env­i­ron chaque
sur ma table de tra­vail
Cut­ter
Ouvrir les sachets
Met­tre le tofu à la ver­ti­cale sur un genre de pas­soire hor­i­zon­tale en inox d’où tombe le liq­uide saumâtre
Laiss­er le tofu s’égoutter un cer­tain temps

Un cer­tain temps
Comme aurait dit Fer­nand Ray­naud pour son fût du canon
J’essaie de me sou­venir des sketch­es de Fer­nand Ray­naud en égout­tant du tofu
Je me sou­viens que ma grand-mère ado­rait me les mon­tr­er à la télé quand j’étais gamin
Je me sou­viens
je me sou­viens de Georges Perec
For­cé­ment
J’égoutte du tofu

De temps en temps
Les grands sacs où j’entrepose mes déchets
car­tons et sachets plas­tique
Je les emporte aux poubelles extérieures
C’est bien ça
Aller aux poubelles
ça change un peu

Celui qui n’a jamais égout­té de tofu pen­dant neuf heures de nuit ne pour­ra jamais com­pren­dre
Il n’y a aucune gloire à en tir­er
Pas de mépris pour les non-ouvri­ers
Le mépris
Je pense au chef‑d’oeuvre de Godard

Les heures passent ne passent pas je suis per­du
Je suis dans un état de demi-som­meil exta­tique
Mais je ne rêve pas
Je ne cauchemar pas
Je ne m’endors pas
Je tra­vaille

J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
je me dis qu’il faut avoir une sacrée foi dans la paie qui fini­ra bien par tomber
dans l’amour de l’absurde
ou dans la lit­téra­ture
Pour con­tin­uer
Il faut con­tin­uer
Égout­ter du tofu
De temps à autre
Aller aux poubelles

La pause arrive à une heure dix du matin
Clope Café Clope Un Snick­ers Clope
Mais c’est l’heure
La poin­teuse
C’est repar­ti

J’égoutte du tofu
Encore trois heures à tir­er
Plus que trois heures à tir­er
Il faut con­tin­uer
J’égoutte du tofu
Je vais con­tin­uer
La nuit n’en finit pas
J’égoutte du tofu
La nuit n’en finit plus
J’égoutte du tofu

On gagne des sous
Et l’usine nous bouf­fera
Et nous bouffe déjà
Mais ça on ne le dit pas
Car à l’usine
C’est comme chez Brel
“Mon­sieur
On ne dit pas
On ne dit pas”

Extrait de…
à la ligne ; feuil­lets d'usine (2019)

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : A la ligne ; feuil­lets d'usine (2019)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Joseph Pon­thus en 2019 © rtbf.be.

BAUDELAIRE, Charles (1821–1867) : "A une passante" (1855)

La rue assour­dis­sante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme pas­sa, d’une main fastueuse
Soule­vant, bal­ançant le fes­ton et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de stat­ue.
Moi, je buvais, crispé comme un extrav­a­gant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugi­tive beauté
Dont le regard m’a fait soudaine­ment renaître,
Ne te ver­rai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Extrait de…
Les fleurs du mal (1855)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les fleurs du mal (1855)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Hlaing Ko Myint.

DESNOS, Robert (1900–1945) : "A la mystérieuse" (1926)

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réal­ité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de bais­er sur cette bouche la nais­sance
De la voix qui m’est chère?

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
A se crois­er sur ma poitrine ne se pli­eraient pas
Au con­tour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gou­verne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
O bal­ances sen­ti­men­tales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
A toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule
qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pour­rais moins touch­er ton front
Et tes lèvres que les pre­mières lèvres
et le pre­mier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, par­lé,
Couché avec ton fan­tôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pour­tant, qu’a être fan­tôme
Par­mi les fan­tômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promèn­era allè­gre­ment
Sur le cad­ran solaire de ta vie.

Extrait de…
​poème de 1926, paru dans Corps et biens (1930)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le fou d’Elsa (1963)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Elsa et Louis © radiofrance.fr/franceculture.

HUGO, Victor (1802–1885) : "Demain, dès l’aube…" (1856)

Demain, dès l’aube, à l’heure où blan­chit la cam­pagne,
Je par­ti­rai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la mon­tagne.
Je ne puis demeur­er loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pen­sées,
Sans rien voir au dehors, sans enten­dre aucun bruit,
Seul, incon­nu, le dos cour­bé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descen­dant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je met­trai sur ta tombe
Un bou­quet de houx vert et de bruyère en fleur.

Extrait de…
Les con­tem­pla­tions (1856)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les con­tem­pla­tions (1856)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Lee / Leemage.

DESBORDES-VALMORE, Marceline (1786–1859) : "Les séparés" (posth. 1860)

N’écris pas, je suis triste et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés, sans toi, c’est l’amour sans flam­beau.
J’ai refer­mé mes bras qui ne peu­vent t’atteindre
Et frap­per à mon cœur, c’est frap­per au tombeau.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est enten­dre le ciel sans y mon­ter jamais.

N’écris pas, je te crains, j’ai peur de ma mémoire.
Elle a gardé ta voix qui m’appelle sou­vent.
Ne mon­tre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écri­t­ure est un por­trait vivant.

N’écris pas ces deux mots que je n’ose plus lire.
Il sem­ble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois briller à tra­vers ton sourire.
Il sem­ble qu’un bais­er les empreint sur mon cœur.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est enten­dre le ciel sans y mon­ter jamais.

N’écris pas !

Extrait de…
Poésies inédites (posthume, 1860)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poésies inédites (posthume, 1860) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Douai, Musée de la Char­treuse. Pho­tographe : Daniel Lefeb­vre.

RICHEPIN, Jean (1849–1926) : "Première gelée" (1881)

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Ain­si qu’un dur baron précédé de ser­gents,
Il fait, pour l’annoncer, courir le long des rues
La gelée aux doigts blancs et les bis­es bour­rues.
On entend haleter le souf­fle des gamins
Qui se sauvent, col­lant leurs lèvres à leurs mains,
Et tapent forte­ment du pied la terre sèche.
Le chien, sans rien flair­er, file ain­si qu’une flèche.
Les messieurs en cha­peau, raides et bou­ton­nés,
Font le dos rond, et dans leur col plon­gent leur nez.
Les femmes, comme des coureurs dans la car­rière,
Ont la gorge en avant, les coudes en arrière,
Les reins cam­brés. Leur pas, d’un mou­ve­ment coquin,
Fait ond­uler sur leur croupe leur trousse­quin.

Oh ! comme c’est joli, la pre­mière gelée !
La vit­re, par le froid du dehors fla­gel­lée,
Étin­celle, au dedans, de cristaux déli­cats,
Et papil­lote sous la nacre des micas
Dont le dessin fleu­rit en volutes d’acanthe.
Les arbres sont vêtus d’une faille craquante.
Le ciel a la pâleur fine des vieux argents.

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Voici venir l’Hiver dans son man­teau de glace.
Place au Roi qui s’avance en gron­dant, place, place !
Et la bise, à grands coups de fou­et sur les mol­lets,
Fait courir le gamin. Le vent dans les col­lets
Des messieurs bou­ton­nés fourre des cents d’épingles.
Les chiens au bout du dos sem­blent traîn­er des tringles.
Et les femmes, sen­tant des petits doigts fripons
Grimper sournoise­ment sous leurs derniers jupons,
Se cog­nent les genoux pour mieux ser­rer les cuiss­es.
Les maisons dans le ciel fument comme des Suiss­es.
Près des chenets joyeux les messieurs en cha­peau
Vont s’asseoir ; la chaleur leur déten­dra la peau.
Les femmes, rel­e­vant leurs jupes à mi-jambe,
Pour garan­tir leur teint de la bûche qui flambe
Éten­dront leurs deux mains longues aux doigts rosés,
Qu’un ten­dre amant fera mol­lir sous les bais­ers.
Heureux ceux-là qu’attend la bonne cham­bre chaude !
Mais le gamin qui court, mais le vieux chien qui rôde,
Mais les gueux, les petits, le tas des indi­gents…

Voici venir l’Hiver, tueur des pau­vres gens.

Extrait de…
La Chan­son des gueux (1881)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La Chan­son des Gueux, Les qua­tre saisons, XIV (1881)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Le Devoir.

REGNIER, Mathurin (1573–1613) : "J’ai vescu sans nul pensement…" (s.d.)

J’ai ves­cu sans nul pense­ment,
Me lais­sant aller douce­ment
A la bonne loy naturelle,
Et si m’estonne fort pourquoi
La mort osa songer à moi
Qui ne songeay jamais à elle.

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : [GALLICA.BNF.FR] REGNIER M., Œuvres com­plètes précédées de L’histoire de la satire en France par Mon­sieur Vio­l­let-le-Duc (Paris, Jan­net, 1853).  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Tombe d'Emery © Amaroth.

APOLLINAIRE, Guillaume (1880–1918) : "Mon ptit Lou adoré…" (1915)

Mon ptit Lou adoré
Je voudrais mourir un jour que tu m’aimes
Je voudrais être beau pour que tu m’aimes
Je voudrais être fort pour que tu m’aimes
Je voudrais être jeune jeune pour que tu m’aimes
Je voudrais que la guerre recom­mençât pour que tu m’aimes
Je voudrais te pren­dre pour que tu m’aimes
Je voudrais te fess­er pour que tu m’aimes
Je voudrais te faire mal pour que tu m’aimes
Je voudrais que nous soyons seuls dans une cham­bre d’hôtel à Grasse pour que tu m’aimes
Je voudrais que nous soyons seuls dans mon petit bureau près de la ter­rasse couchés sur le lit de fumerie pour que tu m’aimes
Je voudrais que tu sois ma sœur pour t’aimer inces­tueuse­ment
Je voudrais que tu euss­es été ma cou­sine pour qu’on se soit aimés très jeunes
Je voudrais que tu sois mon cheval pour te chevauch­er longtemps longtemps

Je voudrais que tu sois mon cœur pour te sen­tir tou­jours en moi
Je voudrais que tu sois le par­adis ou l’enfer selon le lieu où j’aille
Je voudrais que tu sois un petit garçon pour être ton pré­cep­teur
Je voudrais que tu sois la nuit pour nous aimer dans les ténèbres
Je voudrais que tu sois ma vie pour être par toi seule
Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour.

Extrait de…
Poèmes à Lou (1947)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poèmes à Lou (1947)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Guil­laume Apol­li­naire et sa femme Jacque­line Kolb en 1918 sur la ter­rasse de leur apparte­ment du 202 boule­vard Saint-Ger­main © Bib­lio­thèque his­torique de la Ville de Paris

RONSARD, Pierre de – (1524–1585) : "Bonjour mon cœur…" (ca. 1564)

Bon­jour mon cœur, bon­jour ma douce vie
Bon­jour mon œil, bon­jour ma chère amie !
Hé ! Bon­jour ma toute belle,
Ma mignardise, bon­jour
Mes délices, mon amour,
Mon doux print­emps, ma douce fleur nou­velle,
Mon doux plaisir, ma douce colombelle,
Mon passereau, ma gente tourterelle !
Bon­jour ma douce rebelle.

Hé, fau­dra-t-il que quelqu’un me reproche,
Que j’ai vers toi le cœur plus dur que roche,
De t’avoir lais­sée, maîtresse,
Pour aller suiv­re le Roi,
Men­di­ant je ne sais quoi,
Que le vul­gaire appelle une largesse ?
Plutôt périsse hon­neur, court et richesse,
Que pour les biens jamais je te relaisse,
Ma douce et belle déesse.

Extrait de…
Les amours (1584)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les amours (1584)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DP.

REVERDY, Pierre (1889–1960) : "Tard dans la vie" (1960)

Je suis dur
Je suis ten­dre
Et j’ai per­du mon temps
A rêver sans dormir
A dormir en marchant
Partout où j’ai passé
J’ai trou­vé mon absence
Je ne suis nulle part
Excep­té le néant
Mais je porte caché au plus haut des entrailles
A la place où la foudre a frap­pé trop sou­vent
Un cœur où chaque mot a lais­sé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moin­dre mou­ve­ment

Extrait de…
La lib­erté des mers (​1960)

Et dans wallonica.org…

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La lib­erté des mers (1960)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DP.