HENRARD, Agnès (né en 1959) : "Aveugles voyages" (1986–1987)

Chapitre premier

La pre­mière ville. Des fumées, des chantiers,
des fab­riques. Des abris de papiers et de cen­dres.
Des enfants, des chiens. Enfants men­di­ants et cireurs
de bottes, courant dans la pous­sière d'octobre, dans
les eaux noires des orages. C'est une ville énorme,
un océan de pous­sières et de cen­dres.

Au ‑delà, les verg­ers, les collines ron­des, les forêts
froides et noires où dor­ment les voleurs.

C'est un pre­mier voy­age. On a déjà con­nu
les cam­pagnes par­fois très blanch­es, les plages
loin­taines où meurent les baleines et les nageurs
si pâles.

La pre­mière ville, immense et noire. On ne peut
sup­port­er cela, ces lieux fiévreux, cette peur. Le ciel
est pour­tant très bleu quand se déchire la ville
et s'effondre.

 

Il faut alors retourn­er aux cam­pagnes et tra­vers­er les plaines où courent des enfants qui la suiv­ent et la chas­sent, lui lan­cent des poignées de pois, des poignées de graines et de noix.

Et les mères accroupies les regar­dent en riant, les regar­dent en tri­ant les grains, en berçant les enfants, en cuisant des vian­des et en cueil­lant les fruits, les regar­dent courir dans les champs arides,
en plein midi.

C'est tou­jours le début du pre­mier voy­age.
On se cache des enfants cru­els et des mères.

 

On est très soli­taire. On a un corps qui par­fois ne peut plus sup­port­er l'exil. On a besoin de léch­er et de mor­dre, de laiss­er venir les cris, les larmes.
Le désir est insur­montable. On va chercher alors des ombres sur les plages et dans les grands hôtels très blancs. La mer est rouge et immo­bile. Dans la ville, il y a les étran­gleurs de femmes, les sol­dats ivres et sauvages.

Il est facile de trou­ver une ombre soli­taire et rem­plie de désir. La cham­bre est blanche et brûlante.
On n'entend plus rien des bruits des plages et de la ville. Seuls les corps dans la cham­bre. Et même plus les cris, les voix, les bruits des pas d'hommes ivres, seuls. Il y a deux ombres, des silences aigus. Il n'y a aucune douleur. Sim­ple­ment des corps qui s'épuisent à se pren­dre.

L'ombre ne regarde pas la mer si rouge, les plages noires et cou­vertes de pelures d'oranges.

 

Peut-être est-ce déjà la fin. Peut-être n' y‑a-t-il plus rien. Plus rien que le désir infime. Plus rien que la chaleur et la lumière. Il faudrait quit­ter l'ombre et inven­ter une autre his­toire. Un voy­age encore. Une his­toire de voy­age inutile et jusqu'au bout
des forces. Ou croire à un retour pos­si­ble. Il faudrait alors inven­ter d'autres ombres, un nou­veau par­cours. Peut-être aus­si suf­fi­rait-il de chang­er son regard, voir l'ombre comme une image, un reflet de soi-même, infin­i­ment vari­able et impos­si­ble à saisir vrai­ment.

 

Les gens diront qu'elle est par­tie, qu'elle a quit­té les grands hôtels trop blancs, la ville pleine de sol­dats enivrés et d'étrangleurs de femmes, la plage trop brûlante et les palmiers trop verts, la cham­bre ouverte sur la mer et le ciel.

L'ombre la suiv­ra peut- être, ou peut-être se tuera, se lais­sera gliss­er du haut de la falaise. On ne peut savoir où elle va. On ne peut plus rien savoir d'elle.

On sait seule­ment la pluie, la pluie tant atten­due qui main­tenant s'acharne et inonde les ter­res,
les chemins, les toîts de paille et de branch­es.
Et ruisel­lent les ter­res. De nou­veau, ces lour­des boues que char­ri­ent les fleuves et qui bavent sur les rives. On sait seule­ment cette épais­seur de l'air, par­fois.

 

Peut-être l'ombre est- elle morte. Peut-être regarde ‑t- elle la pluie sur la mer. Peut- être la cherche-t- elle dans la ville inondée, par­mi les marins ivres, les égorgeurs de femmes. Peut-être eût elle dû la retenir, l'empêcher de retourn­er aux cam­pagnes et aux plaines la tuer dans la cham­bre.

Il y a la pluie, tou­jours. Il y a tou­jours le vent
qui décoiffe les femmes et gon­fle les cor­sages,
les enfants buvant aux ruis­seaux. Les puits débor­dent. On y puise l'eau du bain. On baigne les cheveux qui coulent jusqu'au sol de terre.

 

Pour­tant
con­tin­ue le voy­age, vers les océans bien trop noirs et bien trop vio­lents, les océans furieux fou­et­tant les sables et les herbes des dunes, vers les mon­tagnes aigües et quelques fois fumantes, nour­ris­sant dans leurs flancs des laves rouges. Dan­gereux voy­age jusqu'au bord des cratères, alors que gronde sous les cen­dres le feu qui réveillera les pépites endormies, les sil­lons figés, les ten­dres coteaux, qui fera de la ville un très pur brasi­er rouge, une large riv­ière char­ri­ant les laves rouss­es, et les enfants croiront en une ultime fête, riront des flammes épaiss­es embras­ant les collines, de la nuit lumineuse et du ciel incendié, ne ver­ront rien de la mort et des pleurs, croiront que mille oiseaux encer­clent la colline, croiront que la terre s'ouvre sur dix-mille tré­sors
et que coulent du sol de très longs filets d'or.

 

Con­tin­ue le voy­age et le long réveil, jusqu'aux cam­pagnes froides et jusqu'aux autres plages où meurent les baleines et les nageurs très pâles. On peut y oubli­er toutes les laves rouss­es et tous les enfants morts. On y reste longtemps,
on se nour­rit de vers de vase et d'algues.
On peut y con­stru­ire une cabane étroite, une case de palmes, un radeau de brindilles. Mais on n'y con­stru­it rien. On ne recon­naît plus la mer. On s'y laisse gliss­er comme dans un lit tiède.
On s'oublie au milieu des étoiles.

 

C'est alors l'inévitable, le vide. Mais à quel moment du voy­age ? Trop de soleil, trop de chaleur et la douleur de tant de lumière, de tant de couleurs
et de cris, de tant d'espace, de tant de vent,
de tant de pluies.

L'ennui, peut-être, la dis­pari­tion du rêve :
Ou l'étrangeté de son corps, la gêne de soi-même, le regret de l'enfance, la douleur d'avoir per­du le fil, d'avoir quit­té les ter­res lour­des et les cam­pagnes, les choses anci­ennes, les hivers et les neiges,
les fruits très rouges et tachant les chemis­es.

Les gens diront qu'elle est plus mai­gre. Epaules aigües. Elle penche un peu la nuque, ne court jamais, marche tou­jours dans l'ombre des por­tails et s'arrête aux fontaines, ne rit plus avec les enfants et les mères.

 

Les gens diront encore qu'elle s'enferme par­fois dans d'étroites cham­bres, dans de petits réduits, s'enferme et boit de forts alcools aux saveurs ter­reuses, au goût de cen­dres, qu'elle reste nue dans l'ombre alors que suf­foque la ville et que les hôtels sont plus blancs encore et plus grands, que la chaleur est écras­ante et affolle les femmes, sur­prend les enfants au fond de leur som­meil.
On doit atten­dre la nuit pour ramen­er du fleuve l'eau grise et puante que l'on donne aux enfants, dont on baigne les corps et les cheveux, les ter­res éclatées, la pous­sière des jardins.

A quel moment du voy­age? Peut-être au tout début. quand elle est encore blanche et neuve dans ces endroits ravageurs, ces villes étouf­fantes,
ces cam­pagnes brûlées, ces mon­tagnes impos­si­bles. Sans-doute au début du voy­age, avant la déci­sion d'un retour pos­si­ble, avant la déci­sion d'un voy­age encore, d'un autre voy­age, dif­férent.

 

D'autres diront qu'ils l'ont vue dans les vil­lages, blanche, vive et tur­bu­lente, le long des riv­ières et dans les plaines sèch­es et brûlées, gravis­sant les collines et les sen­tiers arides alors que tout est immo­bile sous le soleil ter­ri­ble et ravageur, que le vent tor­ride appau­vrit les jardins, assèche les riv­ières et creuse les ter­res de fins sil­lons, de fis­sures et d'éclats.

 

Ce n'est plus un voy­age. Il n'y a plus de mou­ve­ment, d'errance. Il y a seule­ment la chaleur immuable et la pous­sière qui étran­gle les cam­pagnes, les champs main­tenant gris, main­tenant secs et cou­verts
de fis­sures.

C'est un arrêt com­plet, une mort lente et blanche comme la lumière aveuglante et chaque jour plus crue. C'est comme la neige d'avant le départ, c'est une très fine et très pure brûlure.

 

Le sec­ond voy­age sera plus lent, plus immo­bile.
Il n'est pas encore ter­miné, il traîne dans les coins de la dernière ville, dans les cham­bres des hôtels et le long des avenues très larges, gris­es et calmes comme les anciens fleuves. On pour­rait imag­in­er vivre encore longtemps ain­si. On n' imag­ine pour­tant rien. On est un peu à bout de souf­fle. On a seule­ment des envies ou des peurs. On pense par­fois à la neige ou à l'enfance. Avant, il y avait les maisons tièdes et les jardins brûlés de neige. Il y avait les sœurs et les frères et les cham­bres où les som­meils étaient pais­i­bles. Ce n'est plus un voy­age. C'est quelque• chose d'immobile et de blanc, de très brûlant.

C'est un voy­age sans but ni forme. Ce n'est plus un voy­age. C'est une marche-arrière, un recul aveu­gle. C'est un voy­age qui ronge et désarme. Ce n'est plus rien qu'une douleur qui brûle comme les feux de soleils déchaînés, aigus et durs comme des lames.

Les gens diront qu'elle n'aurait jamais dû laiss­er
un homme seul, durant tout un hiv­er.

 

Chapitre deuxième

De leur prison de verre, ils sont les voyeurs figés et inutiles penchés par des fêne­tres ouvertes sur le noir. La nuit d'une ville si lente et vide. Dans leur prison de verre, ils cherchent les coins d'ombre et y restent longtemps. C'est un exil qui mène à l'exil des corps, à l'exil de l'amour.

C'est un voy­age qui mène à la par­faite soli­tude.
Il faut surtout empêch­er le désir. C'est un voy­age en soi-même, une longue descente dans le puits qu'on est.

C'est un châ­ti­ment très sub­til, c'est un voy­age immo­bile (on a autre­fois lais­sé un homme durant tout un hiv­er dans une ville froide et grise). C'était pour un pre­mier voy­age. Celui-ci est terne et vide. Ce n'est qu'une longue descente en soi-même, pour y trou­ver des débris, de vieux morceaux de vie, des éclats de pas­sions anci­ennes. C'est un voy­age sans but ni forme. On en devient amer et las.
On en oublie la fin, le début, la cause.

 

On est dans le repaire de verre. Il n'y a plus rien que le noir. Tous deux ne souf­frent pas autant. L'un demande à l'autre de se réjouir de son nou­v­el amour. L'autre sera sa pris­on­nière.

Il fau­dra une fin au voy­age, chang­er de prison,
de repaire, rede­venir par­faite soli­taire. Peut-être un nou­veau voy­age, vers d'autres plages, d'autres ombres.

Dans leur repaire de verre, ils sont blanc et noir. L'un des deux doit être aveu­gle. (C'est le jeu qu'ils ont inven­té). L'autre est aveuglant et brille, l'une est terne et aveuglée. Aveuglant brille. Aveu­gle pleure.
Il est impos­si­ble de les réu­nir.

 

Il reste peu de temps à vivre dans la prison de verre. Il faut main­tenant caress­er la douleur. Savoir que l'on doit revenir à soi-même.

On a accom­pa­g­né un homme dans le voy­age. C'était pour se recon­naître.

Plus tard le ciel sera très rouge. C'est une nuit qui tombe vite. On regarde surtout les lumières des collines, celles des maisons de papiers
et de cen­dres. Plus proches, les néons de l'avenue.

 

Les gens diront qu'elle n'aurait pas dû laiss­er un homme seul ain­si. Ils diront qu'ils se sont recon­nus, pour­tant, se sont réu­nis, enfin, essouf­flés, fiévreux. Ils se sont enfer­més dans la prison de verre, n'ont rien vu des jardins, des aubes rouges et flam­bantes. On dira qu'ils se sont aveuglés, se sont per­dus
à trop vouloir se recon­naître.

Cer­tains diront encore qu'elle a quit­té le repaire de verre pour des cham­bres som­bres, de minces réduits, qu'elle a enfin décou­vert la ville et s'est sou­vent égarée dans les quartiers enfumés et gris.
Ils diront qu'elle a brusque­ment quit­té le pays, lais­sant l'homme ébloui, qu'elle est rev­enue aux cam­pagnes de l'enfance, aux givres de décem­bre, aux fruits rouges des jardins, aux cham­bres tièdes où dor­ment les sœurs et les frères.

 

Il y eut cette prison de verre, là-haut, en haut d'une tour mod­erne comme on en voit dans ce genre de ville. C'est un pays où il con­vient pour­tant de vivre dans des endroits sauvages et surtout loin des villes. Au bord des plages où nais­sent les baleines.
On a con­nu ces plages. C'était un pre­mier voy­age. Il n'y avait qu'un corps. Il y a eu des hôtels et des ombres, con­tre son corps soli­taire. Des ombres fines et douces, impal­pa­bles et légères, et qui lais­saient les draps intacts.

Dans cette prison de verre, il y eut deux corps, plus soli­taires encore.

 

Chapitre troisième

Ce sera un nou­veau voy­age, très noir et beau comme une mort lente et aride. Voy­age vers les déli­cieux abîmes, vers les forêts très dens­es et bleues,
vers les cam­pagnes sans ombres, sans voiles, sans puits, sans bruit. Ce sera l'ultime voy­age, longue descente vers les plages mortelles, vers les mers miroi­tantes et douces et dévo­rantes. Autant de lieux brûlants et somptueux. Cav­ernes et fours et falais­es blanch­es. Ce seront les derniers cris, les avalanch­es, les foudres (enfin pour­suiv­re le voy­age, retrou­ver un chemin ; même si c'est l'ultime, le plus sec,
le plus blanc et aveuglant).

Ce sera le dernier voy­age avant le som­meil, avant la mort, la nuit. Il y aura l'oubli des corps et des nausées. Il n'y aura plus de dégoût, plus de vacarme. Les yeux vides de tout cri, de toute colère.
Une très belle et forte impa­tience à mourir.

 

C'est ailleurs et ce n'est rien d'autre. Rien d'autre qu'une ville grouil­lante et pour­tant vide et longue et par­fois presqu'immobile. C'est ailleurs et comme partout. Il y a ici les même odeurs qu'ailleurs, au fil des mêmes errances. Il y a la lour­deur des dimanch­es qui s'étirent alors que le ciel est si pur et la lumière forte et blanche.

C'est ailleurs, c'est autre part, c'est une infime part du monde, entre le désert et la mer. Il n'y a rien
de très étrange ni de très fort, rien que des choses moyennes et pâles, une ambiance sans rythme ni cris, un rythme de ville sourde et vieil­lie par une foule aveu­gle et lente.

C'est comme un faux hiv­er où les neiges s'égarent et traî­nent alors que les orages crépi­tent sur la ville et abî­ment le som­meil des dormeurs fébriles.
Les neiges si loin­taines et bleues que les vieil­lards inven­tent tièdes, et que l'enfant des­sine comme un très grand silence, comme une mer très calme et claire, comme un désert de sel.


Achevé d'imprimer le 25 juin 1988 par l'imprimerie de Nyun­do, Rwan­da. Cette édi­tion orig­i­nale de Aveu­gles Voy­ages à été tirée à deux cents exem­plaires numérotés de 1 à 200.

N°17

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Aveu­gles voy­ages (Rwan­da, 1986–1987)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : texte orig­i­nal | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

ESSAKER, Tarek (né en 1958) : "Ô amour…" (2024)

Ô amour
au vœu du chemin
donne de la voix
désigne-moi la bouche de l'enfer
nomme la colère de tes fugues
Com­bi­en faut-il de nuit
pour que chaque res­pi­ra­tion
déploie ses désirs
défasse ses redon­dances dom­i­nantes
et devi­enne débar­cadère
d’insurrection
et de désobéis­sance ?

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De l'idée de l'Être (à paraître)

 

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Tarek Essak­er | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Karel Logist présen­tant Tarek Essak­er au Blues-Sphere de Liège en 2023 © Patrick Thonart.

BOUMAL, Louis (1890–1918) : "Lorsque tu recevras…" (1917)

Lorsque tu recevras des let­tres de l'absente
Et que tu souri­ras d'un air sim­ple­ment triste,
On dira que ton cœur s'accoutume à l'attente
Et que ton dés­espoir est un regret d'artiste.

Et lorsqu'on te ver­ra, selon ton habi­tude,
Assis dans l'herbe à lire au cœur d'un ancien livre,
On croira que tu tiens à la douceur de vivre
Et qu'un puis­sant orgueil peu­ple ta soli­tude.

Mais toi, ne réponds rien. Garde au fond de toi-même,
En ta fierté voulue et ta rancœur con­trainte,
Avec l'arrachement de la dernière étreinte,
La cen­dre d'un amour que chante ton poème.

 

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Écrits de guerre (1914–1918), (Archives & Musée de la lit­téra­ture, 2018)

 

Et dans wallonica.org…

 

MICHAUX, Henri (1899–1984) : "Plume voyage" (1930)

Plume ne peut pas dire qu’on ait exces­sive­ment d’égards pour lui en voy­age. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’essuient tran­quille­ment les mains à son veston. Il a fini par s’habituer. Il aime mieux voy­ager avec mod­estie. Tant que ce sera pos­si­ble, il le fera.

Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assi­ette, une grosse racine : « Allons, mangez, qu’est-ce que vous atten­dez ? »

« Oh, bien, tout de suite, voilà. » Il ne veut pas s’attirer des his­toires inutile­ment.

Et si, la nuit, on lui refuse un lit : « Quoi ? Vous n’êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c’est le moment de la journée où l’on marche le plus facile­ment. »

« Bien, bien, oui, cer­taine­ment. C’était pour rire, naturelle­ment. Oh oui, par… plaisan­terie. » Et il repart dans la nuit obscure.

Et si on le jette hors du train : « Ah ! alors vous pensez qu’on a chauf­fé depuis trois heures cette loco­mo­tive et attelé huit voitures pour trans­porter un jeune homme de votre âge, en par­faite san­té, qui peut par­faite­ment être utile ici, qui n’a nul besoin de s’en aller là-bas, et que c’est pour ça qu’on aurait creusé des tun­nels, fait sauter des tonnes de rochers à la dyna­mite et posé des cen­taines de kilo­mètres de rails par tous les temps, sans compter qu’il faut encore sur­veiller la ligne con­tin­uelle­ment par crainte des sab­o­tages, et tout cela pour… »

« Bien, bien. Je com­prends par­faite­ment. J’étais mon­té, oh, pour jeter un coup d’œil ! Main­tenant, c’est tout. Sim­ple curiosité, n’est-ce pas. Et mer­ci mille fois. » Et il s’en retourne sur les chemins avec ses bagages.

Et si, à Rome, il demande à voir le Col­isée : « Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Mon­sieur voudra le touch­er, s’appuyer dessus, ou s’y asseoir… c’est comme ça qu’il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l’avenir, non, c’est fini, n’est-ce pas. »

« Bien ! Bien ! C’était… Je voulais seule­ment vous deman­der une carte postale, une pho­to, peut-être… si des fois… » Et il quitte la ville sans avoir rien vu.

Et si sur le paque­bot, tout à coup le Com­mis­saire de bord le désigne du doigt et dit : « Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ? Allons, on manque bien de dis­ci­pline là, en bas, il me sem­ble. Qu’on aille vite me le redescen­dre dans la soute. Le deux­ième quart vient de son­ner. » Et il repart en sif­flotant, et Plume, lui, s’éreinte pen­dant toute la tra­ver­sée.

Mais il ne dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux mal­heureux qui ne peu­vent pas voy­ager du tout, tan­dis que lui, il voy­age, il voy­age con­tin­uelle­ment.

Extrait de…
Plume (Poésie Gal­li­mard, 1986)

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Statut : validé | Con­tribu­teur : Karel Logist

PERIER, Odilon-Jean (1901–1928) : "Je t'offre un verre d'eau glacée" (1925)

Je t’offre un verre d’eau glacée
N’y touche pas dis­traite­ment
Il est le prix d’une pen­sée
Sans orne­ment

Tous les plaisirs de l’amitié
Com­bi­en cette eau me désaltère
Je t’en pro­pose une moitié
La plus légère

Regarde je suis pur et vide
Comme le verre où tu as bu
Il ne fait pas d’être limpi­de
Une ver­tu

Plus d’eau mais la lumière sage
Donne à mon présent tout son prix
Tel, un poète où Dieu s’engage
Et reste pris

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Poèmes, Espace Nord, 2005

THIRY, Marcel (1897–1977) : "La Hollandaise" (1925)

La Hol­landaise avait à cause de ses îles
Un arôme men­tal de can­nelle et de thé ;
Par des Indes sa voix nous parais­sait han­tée
Et ver­sait à nos coeurs l'espoir des beaux exils.

Des femmes font penser à des bar­ques ; mais elle,
Avec sa marche égale et sa tran­quil­lité,
Evo­quait, sur un moite océan, la mon­tée
Calme d'un paque­bot pro­filé sur le ciel.

Les jeunes gens surtout sen­taient à son pas­sage
Comme un appel de ce mar­itime infi­ni,
Et son corps les ten­tait comme une colonie ;

Cepen­dant elle allait, sans fièvre et les yeux sages,
Par­mi ce rêve et ces désirs d'elle insai­sis,
Et traî­nait sans savoir son sil­lage d'Asie.

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son­net paru dans le recueil Plongeantes proues (1925, réédité dans le recueil Tra­ver­sées, Espace Nord, 2002)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Plongeantes proues (1925) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | En-tête : VERMEER Johannes, La jeune fille à la per­le (détail, 1665).

BINARD, Thibaut (1980–2005) : "Diagonal doce" (2004)

Toute his­toire d'amour est his­toire de découpage. Les ciseaux crochè­tent l'air et tail­lent le cylin­dre brut. On pose ses cram­pons aux endroits les plus prop­ices, ce qui ne veut pas dire n'importe quel endroit, et les burins tra­vail­lent pour affûter la pente : pass­er avec un las­so les épines rocheuses peut se révéler un exer­ci­ce amu­sant, ne pas nég­liger le paramètre de l'incertitude, quelques anfrac­tu­osités inex­plorées sont req­ui­s­es. Par con­tre, des câbles doivent se ten­dre fer­me­ment et join­dre des repères ren­for­cés en aci­er, pas de mou, pas de mou, que les choses soient claires : l'échafaudage se doit d'être soutenu par des fil­ins inébran­lables. A côté de cet impératif, le matéri­au de cer­taines régions se révélera peut-être trop résis­tant ; ne vous obstinez pas à frap­per sans relâche, ray­er la dimen­sion spa­tiale de votre esprit vous rendrait fou et faire sem­blant d'oublier ces zones d'ombres ne ferait que reporter le prob­lème, songez plutôt à pein­dre, enduisez la sur­face récal­ci­trante d'azur ou de turquoise, une couleur qui fait du bien, la turquoise, et ain­si, cam­ou­flez, recou­vrez, mimez, votre futur n'y ver­ra que du feu. Les ailes de la cocotte en papi­er trem­blent déjà imper­cep­ti­ble­ment. Une vie avec des sur­pris­es et de l'humour est une vie réussie : ne man­quez pas de dis­pers­er sur votre struc­ture volu­mineuse quelques peaux de bananes, coussins qui font péter et autres usten­siles mar­rants, à nou­veau des bons points de pris pour le futur idyllique vers lequel vous voguerez sur un radeau con­ju­gal porté par la brise des meilleures dis­po­si­tions.

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recueil Diag­o­nal doce (La Dif­férence, 2008)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Diag­o­nal doce (2004) | con­tribu­teur : Karel Logist

NORGE, Géo (1898–1990) : "La Faune" (1950)

Et toi, que manges-tu, grouil­lant ?
– Je mange le velu qui digère le
pulpeux qui ronge le ram­pant.

Et toi, ram­pant, que manges-tu ?
– Je dévore le trot­ti­nant, qui bâfre
l’ailé qui croque le flot­tant.

Et toi, flot­tant, que manges-tu ?
– J’engloutis le vul­veux qui suce
le ven­tru qui mâche le sautil­lant.

Et toi, sautil­lant, que manges-tu ?
– Je happe le gazouil­lant qui gobe
le bigar­ré qui égorge le galopant.

Est-il bon, chers mangeurs, est-il
bon le goût du sang ?
– Doux, doux ! Tu ne sauras jamais
comme il est doux, her­bi­vore !

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recueil Remuer ciel et terre (Espace Nord, 2019)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Remuer ciel et terre (2019) | con­tribu­teur : Karel Logist

THIRY, Marcel (1897–1977) : "Les wagons de troisième" (1968)

Les wag­ons de troisième étaient pleins de poètes,
De tabacs matin­aux, de dis­tances défaites,
Et, sin­u­ant par­mi les paliers des fumées,
D'un par­fum d'orange angélique et mis­éreux.
Il en est qui met­taient leur man­teau sur leurs yeux
Pour mieux pour­suiv­re, au lent tox­ique des fumées,
Leur nuit, comme un jardin per­du, dans l'encoignure.
De leurs genoux glis­sait le jour­nal défloré ;
Au dehors, sur l'ennui d'un pays ignoré
De lour­deur laboureuse et d'âpre agri­cul­ture,
La vitesse roulait son long mur de fumée.
Les poètes savaient l'échelle des salaires,
La date du loy­er, les tar­ifs, les horaires,
Ils savaient qu'au zénith calme de l'infortune
La Mer de la Tran­quil­lité est dans la lune,
Que Tir­lemont pas­sait dans le mur de fumée,
Que nous tournons en roue avec la Voie Lac­tée,
Que l'univers s'espace en mitraille éclatée ;
Et leur siè­cle, et leurs dols, leurs trafics, leurs brevets,
Leur nuit loin­taine au flanc des tiédeurs fab­uleuses
Et Tir­lemont dans la fumée, ils les savaient
S'ouvrir dans l'éventail sans fin des nébuleuses.

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recueil Tra­ver­sées (Espace Nord, 2002)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Tra­ver­sées (2002) | con­tribu­teur : Karel Logist

THONART, Patrick (né en 1961) : "Christiane part, comme par Henri" (2024)

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as vécu cachée,
comme une pen­sée
au pied du tour­nesol.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as chan­té colère,
comme un moineau
face aux cor­beaux.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as marché cassée,
comme le jonc brisé
dans trop de tem­pêtes.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as aimé goulu,
comme la grenouille
au pied du bœuf.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as fêté la nuit,
mal­gré les rats
quand ils débor­daient.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as aimé les tiens,
comme le rami­er
les bour­geons petits.

Mais, quand l'horizon
a frap­pé à la porte,
tu as pris con­gé,
comme la fleur blanche
qui se retire…

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non pub­lié (2024), écrit à l'occasion de la dis­pari­tion de Chris­tiane Ste­fan­s­ki, le 6 mai 2024, par­tie le même jour que le paroli­er-con­teur Hen­ri Gougaud.

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Chris­tiane Ste­fan­s­ki.

AYANOGLOU, Anna (née en 1985) : "Ces drôles de liens" (2022)

 

Le père appelait la famille par le nom du pays
Tous les trois, qua­tre mois, la Grèce téléphonait

Loin de m'imaginer, je décrochais
— m'arrivait une affec­tion d'aîné, sans vis­age
apeu­rante — mes oreilles en brûlaient de gêne

Vite, j'allais trou­ver mon père
en chu­chotant un nom, un lien
lui refour­guais le com­biné

Au pre­mier mot en grec
lui venait cette voix cuiv­rée de quand il par­lait fort
croy­ant cou­vrir l'éloignement

Cha­touil­lée par l'agacement, la jalousie
je retour­nais vaquer, lais­sant mon père
hurler avec la Grèce

lui à ces instants étranger — ou moi.

 

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recueil Sen­sa­tions du com­bat (Gal­li­mard, 2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Sen­sa­tions du com­bat (2022) | con­tribu­teur : Karel Logist

WOUTERS, Liliane (1930–2016) : "La fille d'Amsterdam" (1983)


Elle avait dit : « En Ams­ter­dam
nous ne vivrons qu'une aven­ture,
Je n'y lais­serai pas mon âme.
Amour tou­jours jamais ne dure. »

Hélas ! Je ne la croy­ais pas.
Sous les pignons à cols, à cloches,
quand se mêlaient nos mains, nos pas,
quand j'espérais, dur comme roche.

L'eau verte suiv­ant son chemin
aurait dû me dire : « Tout passe. »
Mais je ne sen­tais que sa main
ser­rant la mienne dans l'impasse.

Ams­ter­dam suait ses bor­dels
et ses putains aux cuiss­es fortes
tan­dis que je mar­chais près d'elle
sans présager nos amours mortes.

Peine plus dure que le dam
et sel des larmes que je pleure,
pour cette fille d'Amsterdam
que ne don­nerais-je à cette heure ?

Les cloches de Saint-Nico­las,
le quai aux plantes les dix mille
pilo­tis de la gare et la
riv­ière Ams­tel, avec ses îles.

C'était un jour du mois de mai.
Elle me dis­ait : « Rien ne dure. »
Moi je pen­sais que je l'aimais
beau­coup trop pour une aven­ture.

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recueil L'aloès (Luneau Ascot, 1983)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil L'aloès (1983) | con­tribu­teur : Karel Logist

NIZET, Marie (1859–1922) : "La bouche" (1923, posth.)

La bouche

Ni sa pen­sée, en vol vers moi par tant de lieues,
Ni le ray­on qui court sur son front de lumière,
Ni sa beauté de jeune dieu qui la pre­mière
Me ten­ta, ni ses yeux – ces deux caress­es bleues ;

Ni son cou ni ses bras, ni rien de ce qu'on touche,
Ni rien de ce qu'on voit de lui ne vaut sa bouche
Où l'on meurt de plaisir et qui s'acharne à mor­dre,

Sa bouche de fraîcheur, de délices, de flamme,
Fleur de volup­té, de lux­u­re et de désor­dre,
Qui vous vide le coeur et vous boit jusqu'à l'âme…

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recueil Pour Axel de Mis­sié (1923)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Pour Axel de Missie (2000) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : CORREGGIO Anto­nio (1490–1534), Por­trait d'un jeune homme © arthive.com.

GOFFETTE, Guy (1947–2024) : "Dimanche de poissons" (1995)

   

Et puis un jour vient encore, un autre jour,
allonger la corde des jours per­dus
à reculer sans cesse devant la mon­tagne
des livres, des let­tres ; un jour
pro­pre et net, ouvert comme un lit, un quai
à l'heure des adieux – et le mou­choir qu'on tire
est le même qu'hier, où les larmes ont séché
- un lit de pier­res, et c'est là où nous sommes,
occupés à nous taire longue­ment,
à con­tem­pler par cœur la mer au pla­fond
comme les pois­sons rouges du bocal,
avec une fois de plus, une fois encore
tout un dimanche autour du cou.

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recueil Le pêcheur d'eau (Gal­li­mard, 1995)

Et dans wal­loni­ca…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le pêcheur d'eau (1995) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Philippe MATSAS/Opale/Leemage.

FRANÇOIS, Rose-Marie (née en 1939) : "Sur le passage de Leiah" (1997)

   Jolis tis­sus lignés brû­lent la main qui les palpe, usurpatrice hon­teuse de l’innommable. Toi, tu portes rayures trans­vers­es, le fil de l’écriture.
   Il y avait place sur la planète, tu mon­tais l’escalier tour­nant, boule de feu, jar­retières éclos­es, sirène fendue à l’écart des becs de la plume ; épanouie ou absorbée, pleine ou gracile, la boucle cal­ligraphe.
   Pour châ­ti­ment la dis­tance, par­fois dis­soute en rêve quand le matin veut bien atten­dre le jardin. Alors, tu vas, lichen algues aux tem­pes, touffes de nuit sur les paroles, les for­mules tal­is­man­es. Deux garçons mon­tent la garde, filet sur l’épaule, ils comptent les stèles, font tomber les galets, nour­ris­sent les ser­pents des vires.

Paru dans…
recueil Répéter sa mort (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Répéter sa mort (1997) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Jean Poucet.

PIROTTE, Jean-Claude (1939–2014) : "Je ne parlerai qu'à voix basse" (2004)

je ne par­lerai qu'à voix basse
à mes fan­tômes fam­i­liers
et de nos pas dans les allées
incer­taines du vieux vieux temps
nul ne pour­ra suiv­re la trace

les reflets au bord des étangs
de nos mis­érables car­cass­es
s'évanouissent comme passent
les frêles amours les nuées

les étin­celles de la grâce
je ne par­lerai qu'à voix basse
et le cœur à peine bat­tant
à mes ombres dépos­sédées
par le mirage des années
incer­taines du vieux vieux temps

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recueil La boîte à musique (2004)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La boîte à musique (2004) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © AFP

DEMOULIN, Laurent (né en 1966) : "Génération perdue" (1998)

À mon âge, mon père avait déjà quit­té ma mère et épousé sa sec­onde femme.
Plusieurs enfants por­taient son nom.
Tan­dis que je vais seul sur la vieille route, sans descen­dance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père avait déjà conçu le plan de livres
Dont je ne com­prends même pas le titre et qui se vendent tou­jours,
Trente ans après sa mort, dis­crète­ment, sur la terre, à des uni­ver­si­taires con­scien­cieux.
Et je traîne ma vie entre deux bières avec amis qui, comme moi, écrivent sans pro­jet,
Jouent de la musique sans con­naître le solfège et font trop peu l'amour.
À mon âge, mon père en était à son troisième méti­er.
Il avait claqué la porte, comme le vent la voile, au large de plusieurs boîtes.
À mon âge, mon fils aimera déjà la femme qui pleur­era à son enter­re­ment,
Comme le père de mon père à celui de la mère de mon père.
Et, je vais seul de loy­er en loy­er, homme neuf, fils de per­son­ne, sans descen­dance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père impo­sait déjà le respect
Son des­tin était gravé dans son cœur de mar­bre
Et le monde était un livre où il ne lui restait plus qu'à recopi­er à la plume
Un texte écrit avant sa nais­sance.
Tan­dis que mon cœur est grif­fé
Et que le monde tout autour ressem­ble plus à des cartes que l'on bat sans cesse
Qu'à un livre blanc.
À mon âge, mon grand-père avait déjà été sacré roi
Et mon père avait déjà pris la Bastille,
À mon âge, mon grand-père réc­i­tait des iambes grecs solide­ment ryth­més.
Mon père les pre­miers poèmes libérés de la rime.
À mon âge, mon fils et ses amis réin­ven­teront enfin la poésie,
Elle remon­tera au Par­nasse dans leur sil­lage vic­to­rieux.
Je n'ai plus qu'à les atten­dre.

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Nou­velle poésie en pays de Liège (antholo­gie, 1998)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Nou­velle poésie en pays de Liège (Antholo­gie, 1998) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © ULiège – B. Bouck­aert.

LISON-LEROY, Françoise (née en 1951) : "C'est pas un jeu" (2008)

Elle fait le ménage chez un cou­ple dont elle aime l'homme, en secret. C'est la femme qui la paie après la tasse de café partagée. Elle a volé une pho­to de lui, une clé de sa moto, quelques enveloppes à son nom.

Ce matin elle saisit un cheveu bouclé dans le lavabo, le glisse dans sa boîte à tré­sors. Ren­trée chez elle, elle fera l'inventaire des trou­vailles, depuis le pre­mier revolver.

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recueil C'est pas un jeu (2008)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil C'est pas un jeu (2008) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Serge Lison.

DANNEMARK, Francis (1955–2021) : "Ce vin de lune" (2000)

Ce vin de lune

(Cool Cat Blues)

Tout per­du, plus d'une fois, bu le lait
du chat, dor­mi sur des lits avec des
femmes chauves. Et tout per­du encore.
on eût dit galerie des glaces brisées
- et je crois que si des rêves durent,
c'est qu'ils vien­nent de Mars
en droite ligne, avec les anges.
Ne me plains pas, non, un matin clair
efface la nuit entière, je voulais
juste dire qu'il y a des choses dont
on ne meurt pas, en tout cas pas
néces­saire­ment. J'aurai mille ans hier
- et demain encore le cœur d'un clown,
qui a tout per­du, plus d'une fois, et bu
le lait du chat, ce vin de lune.

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recueil La longue course (2000)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil La longue course (2000) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Bernard Kerg­er.

DELAIVE, Serge (né en 1965) : "Peser l'aube" (2022)

Peser l'aube

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin où elle incendie
tes iris à peine éveil­lés
lunes d'eau ambrées qui dilu­ent
ton corps et ses per­fec­tions de fes­tin
dans les par­tic­ules char­nues de lumière
arrimées à la brise nénuphar

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin sur les brais­es
de mon implaca­ble soli­tude
que solid­i­fient mon ven­tre et mes entrailles
rongés par un rat aux dents jaunes
sous les travées lour­des de lumière
aus­si menaçantes que le futur

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin quand je défie le miroir
qui te retient ou t'efface
sur sa sur­face ocre et sans tain
selon la con­stel­la­tion que tu favoris­eras
une source uni­voque de lumière
m'assignant à la nausée des ape­san­teurs.

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recueil Lacu­naires (2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Lacu­naires (2022) | con­tribu­teur : Karel Logist | Pho­to de cou­ver­ture par Serge Delaive.

SAVITZKAYA, Eugène (né en 1955) : "Au printemps…" (1986)

Au print­emps, dans le linge pur, le cœur de Jean
ou celui du tau­reau, le mon­stre dans les fleurs,
le fleuri, le pour­ri, le puant et ses feuilles,
ses plantes cul­tivées, trèfle d'épines et palmi­er
de ros­es, et du mon­stre le cinquième
quarti­er, la cervelle, le foie, les yeux et l'ivoire,
du print­emps la géhenne, la boucherie,
couleurs mêlées aux fontes, à la fontaine,
à la roue, au linge autour du cœur, du mon­stre
mort dans le sang et l'eau blanche que vom­it,
garçon de fleurs et d'entrailles, bouch­er
de pre­mier print­emps, le pein­tre des machines.

Paru dans…
recueil Bufo bufo bufo (1986)

Infos qual­ité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Bufo bufo bufo (1986) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Marie André.