ROSI, Rossano (né en 1962) : "L'algue mordue" (1991)

Il n'y a rien que tu ne devines
en marchant nue et sel sur le sable
lorsqu'autour de ta cheville
s'enroule verte de mer une algue.

Dans la chair fri­able j'enracine
de ton cou une à une les let­tres
minus­cules de ton nom que salive
et bais­er comme une vaguelette

vien­dront léch­er dès que tu auras
tourné l'horizon de ta pupille
vers ce grand clin d’œil au ras
de l'eau forte de la mer qui plie

peu à peu sous le plomb cré­pus­cule :
sec et mat par ma langue le talc
d'écume est sucé, creux petit cul,
descen­due prête à mor­dre cette algue.

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Nou­velle poésie en pays de Liège (antholo­gie, 1998)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Nou­velle poésie en pays de Liège (Antholo­gie, 1998) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © lesoir.be.

PURNELLE, Gérald (né en 1961) : "les évidences sont les poids morts…" (1998)

les évi­dences sont les poids morts de nos pas
quand le rêve et le doute ont sapé nos maisons

je célèbre un échec par de fréquents retours
sur la place où tom­ba la façade lassée

bâtir est impos­si­ble et l'exil inter­dit
seul reste un campe­ment le long d'une clô­ture

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Nou­velle poésie en pays de Liège (antholo­gie, 1998)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Nou­velle poésie en pays de Liège (Antholo­gie, 1998) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Marché de la Poésie.

DONNE, John (1572–1631) : "Nul homme n’est une île…" (1623)

Nul homme n’est une île, com­plète en elle-même ; chaque homme
est un morceau du con­ti­nent, une part de l’ensemble ;
si un bout de terre est emporté par la mer, l’Europe
en est amoin­drie, comme si un promon­toire l’était, comme si
le manoir de tes amis ou le tien
l’était. La mort de chaque homme me dimin­ue,
car je suis impliqué dans l’humanité.
N’envoie donc jamais deman­der pour qui
la cloche sonne : elle sonne pour toi.

No man is an island entire of itself; every man
is a piece of the con­ti­nent, a part of the main;
if a clod be washed away by the sea, Europe
is the less, as well as if a promon­to­ry were, as
well as any man­ner of thy friends or of thine
own were; any man's death dimin­ish­es me,
because I am involved in mankind.
And there­fore nev­er send to know for whom
the bell tolls; it tolls for thee.

[Old Eng­lish Ver­sion]
No man is an Iland, intire of itselfe; every man
is a peece of the Con­ti­nent, a part of the maine;
if a Clod bee washed away by the Sea, Europe
is the lesse, as well as if a Promon­to­rie were, as
well as if a Manor of thy friends or of thine
owne were; any mans death dimin­ish­es me,
because I am involved in Mankinde;
And there­fore nev­er send to know for whom
the bell tolls; It tolls for thee.

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Med­i­ta­tions upon Emer­gent Occa­sions, Med­i­ta­tion XVII (1623)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Médi­ta­tions en temps de crise (1623) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © The New York­er.

SHAKESPEARE, William (1564–1616) : "Lorsque, en disgrâce auprès de la…" (1609)

Lorsque, en dis­grâce auprès de la for­tune et des hommes,
je pleure tout seul sur ma des­tinée pro­scrite ;
lorsque, trou­blant le ciel sourd de mes cris stériles,
je me regarde et maud­is mon sort ;
Quand, jaloux d'un autre plus riche d'espérance,
je lui envie ses traits et les amis qui l'entourent,
me souhai­tant le tal­ent de celui-ci et la puis­sance de celui-là,
sat­is­fait le moins de ce dont je suis le plus doué ;
Si, au milieu de ces pen­sées où je vais me mépris­er moi-même,
je pense par hasard à toi ; – alors,
comme l'alouette s'envolant au lever du jour de la som­bre terre,
ma vie chante un hymne à la porte du ciel.
  Car le sou­venir de ton doux amour m'apporte une telle richesse
  que je dédaign­erais de chang­er avec les rois.

When, in dis­grace with for­tune and men's eyes,
I all alone beweep my out­cast state
And trou­ble deaf heav­en with my boot­less cries
And look upon myself and curse my fate,
Wish­ing me like to one more rich in hope,
Fea­tured like him, like him with friends possess'd,
Desir­ing this man's art and that man's scope,
With what I most enjoy con­tent­ed least;
Yet in these thoughts myself almost despis­ing,
Hap­ly I think on thee, and then my state,
Like to the lark at break of day aris­ing
From sullen earth, sings hymns at heaven's gate;
  For thy sweet love remember'd such wealth brings
  That then I scorn to change my state with kings.

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Son­nets (1609)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : lieder.net | tra­duc­teur : François-Vic­tor Hugo (1828–1873) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © New-York Times.

LOGIST : Si tu me disais viens et autres poèmes (recueil, 2007)

[LECARNETETLESINSTANTS, n°149] Il y a, chez Karel Logist, quelque chose d’un Apol­li­naire post­mod­erne. Il donne à ses poèmes un rythme entre com­plainte et comp­tine, avec une ten­dresse et une mélan­col­ie prime­sautières. Ici, la sim­plic­ité chante et enchante, mais la musi­cal­ité n’exclut pas le réal­isme. Si tu me dis­ais viens, c’est, évidem­ment, un pro­gramme de ren­con­tre (amoureuse), c’est un pro­jet auquel le «je» – dis­ons Logist – souscrit avec ent­hou­si­asme, mal­gré les périls qu’il recou­vre, et surtout «je prendrais ça très bien / que ce soit aujourd’hui / que tu me le pro­pos­es». Il y a ain­si, tout à la fois, une forme de l’attente et une de l’urgence; autant dire que les poèmes s’enthousiasment à l’idée de la ren­con­tre et s’y pré­par­ent, mais que l’initiative devra venir de l’autre car, de ce côté, le monde fait le point sur lui-même, comme pour mieux savoir ce qu’il aura à pro­pos­er au moment de répon­dre à l’appel. Et ce monde, c’est aus­si celui de «six heures du matin / quand les men­di­ants sont endormis / dans les park­ings / sous des car­tons», où «les toxs ont des chiens / jaunes qui les tirent en ville», et dans lequel «les pho­tographes s’y enten­dent / pour ren­dre belles les princess­es». Logist ne se laisse pas abuser par les divers­es facettes de la réal­ité, mais «on veut croire à l’amour / pour soi, pour l’autre, pour tous les autres». Aus­si, entre obser­va­tion et réflex­ion tient-il «la chronique de nos tour­ments / de jours qui coulent en couleur / dans le sens des heures à venir», sachant qu’«on t’abrite de la nuit / jamais de ses démons». Le désir l’emporte toute­fois sur les désil­lu­sions et le recueil trace une quête du bon­heur, mais le poème ne s’écrit pas que dans les livres puisque «c’est écrit là entre tes yeux / que tu es tombé amoureux». Il faut recom­man­der Logist, surtout à ceux qui pensent que la poésie est her­mé­tique (ils ver­ront ain­si com­bi­en c’est faux), mais aus­si parce qu’il parvient à renou­vel­er, en ter­mes sim­ples, l’expression des émo­tions que cha­cun tra­verse quo­ti­di­en­nement.

Jack Keguenne

LOGIST, Karel : Si tu me dis­ais viens et autres poèmes (Erce, 2007)
ISBN‎ 9782871450115 – Français (Bel­gique)

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BAUDELAIRE, Charles (1821–1867) : "La vie antérieure" (1855)

J’ai longtemps habité sous de vastes por­tiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basal­tiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solen­nelle et mys­tique
Les tout-puis­sants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les volup­tés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splen­deurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchis­saient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me fai­sait lan­guir.

Extrait de…
Les fleurs du mal (1855)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les fleurs du mal (1855)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

ARAGON, Louis (1897–1982) : "Les mains d'Elsa" (1963)

Donne moi tes mains pour l’inquiétude
Donne moi tes mains dont j’ai tant rêvé
Dont j’ai tant rêvé dans ma soli­tude
Donne moi tes mains que je sois sauvé
Lorsque je les prends à mon pro­pre piège
De paume et de peur de hâte et d’émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi
Sauras tu jamais ce qui me tra­verse
Ce qui me boule­verse et qui m’envahit
Sauras tu jamais ce qui me transperce
Ce que j’ai trahi quand j’ai tres­sail­li
Ce que dit ain­si ce pro­fond lan­gage
Ce par­ler muet de sens ani­maux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots
Sauras tu jamais ce que les doigts pensent
D’une proie entre eux un instant tenue
Sauras tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura con­nu d’inconnu
Donne moi tes mains que mon coeur s’y forme
S’y taise le monde un moment
Donne moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éter­nelle­ment

Extrait de…
Le fou d’Elsa (1963)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le fou d’Elsa (1963)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Elsa et Louis © radiofrance.fr/franceculture.

FERRE, Léo (1916–1993) : "La Mémoire et la mer" (1970)

La marée, je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur,
De mon enfance et de mon cygne
Un bateau, ça dépend com­ment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon fir­ma­ment
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fan­tôme de Jer­sey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en bais­er
Et te ramass­er dans ses rimes
Comme le tré­mail de juil­let
Où lui­sait le loup soli­taire
Celui que je voy­ais briller
Aux doigts de sable de la terre

Rap­pelle-toi ce chien de mer
Que nous libéri­ons sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goé­mons de nécro­p­ole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me sou­viens des soirs là-bas
Et des sprints gag­nés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au raz des rocs qui se con­sument
Ô l’ange des plaisirs per­dus
Ô rumeurs d’une autre habi­tude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu’un cha­grin de ma soli­tude

Et le dia­ble des soirs con­quis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des par­adis
Dans le milieu mouil­lé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens vio­lon des vio­lon­ades
Dans le port fan­far­ent les cors
Pour le retour des cama­rades
Ô par­fum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j’allais, géométrisant,
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désor­dre de ton cul
Pois­sé dans des draps d’aube fine
Je voy­ais un vit­rail de plus,
Et toi fille verte, mon spleen

Les coquil­lages fig­u­rant
Sous les sun­lights cassés liq­uides
Jouent de la castag­nette tant
Qu’on dirait l’Espagne livide
Dieux de gran­its, ayez pitié
De leur voca­tion de parure
Quand le couteau vient s’immiscer
Dans leur castag­nette fig­ure
Et je voy­ais ce qu’on pressent
Quand on pressent l’entrevoyure
Entre les per­si­ennes du sang
Et que les glob­ules fig­urent
Une math­é­ma­tique bleue,
Sur cette mer jamais étale
D’où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles

Cette rumeur qui vient de là
Sous l’arc copain où je m’aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla
Ces mains rumi­nantes qui meu­g­lent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un men­di­ant sous l’anathème
Comme l’ombre qui perd son temps
À dessin­er mon théorème
Et sous mon maquil­lage roux
S’en vient bat­tre comme une porte
Cette rumeur qui va debout
Dans la rue, aux musiques mortes
C’est fini, la mer, c’est fini
Sur la plage, le sable bêle
Comme des mou­tons d’infini…
Quand la mer bergère m’appelle…

Extrait de…
l'album Amour, Anar­chie (Bar­clay, 1970) ; texte et musique de Léo FERRE, arrange­ments de Jean-Michel DEFAYE

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : album Amour, Anar­chie (Bar­clay, 1970)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Léo Fer­ré © Chris­t­ian RAUSCH / GAMMA-RAPHO.

GALLIENNE, Alicia (1970–1990) : "Encore davantage" (1987)

À  mon père
Le jour de la belle étoile,
Et la nuit du grand soleil,
Dans le désert des paroles à peine pronon­cées,
Les yeux qui tra­versent le som­meil
Ont leur générosité.
Mais, les tiens sont encore plus purs
Que des jours ou des nuits.
Tes yeux ouverts,
Je les aime plus et davan­tage
Qu’il n’y paraî­tra jamais…
Ils savent soulager sans dire,
Et dire sans se refer­mer.
Dans le secret des étoiles et les nuits pleines de lunes,
Dans le récon­fort de la sagesse et les lunes habitées,
Il n’est pas pour moi de meilleurs refuges
Que tes yeux où tou­jours je me retrou­ve,
Sans jamais rien avoir à deman­der.

Et, quand tout a été don­né,
J’aime dans tes yeux
Trou­ver encore davan­tage,
Car tes yeux seuls sont inépuis­ables à m’aimer,
Sous le ciel de l’été,
Ou les jardins de l’orage.

Extrait de…
L’autre moitié du songe m’appartient (1987)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil L'autre moitié du songe m'appartient (2021)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Ali­cia Gal­li­enne © famille Gal­li­enne / lemonde.fr.

KIPLING, Joseph Rudyard (1865–1936) : "Si" (1910)

SI tu peux voir détru­it l’ouvrage de ta vie
Et, sans dire un seul mot te remet­tre à rebâtir
Ou per­dre d’un seul coup le gain de cent par­ties
Sans un geste et sans un soupir,
Si tu peux être amant sans être fou d’amour
Si tu peux être fort sans cess­er d’être ten­dre
et, te sen­tant haï, sans haïr à ton tour,
Pour­tant lut­ter et te défendre;

Si tu peux sup­port­er d’entendre tes paroles
Trav­es­ties par des gueux pour exciter les sots
Et d’entendre men­tir sur toi leurs bouch­es folles
Sans men­tir toi-même d’un mot,
Si tu peux rester digne en étant pop­u­laire,
Si tu peux rester peu­ple en con­seil­lant les rois
Et si tu peux aimer tous les amis en frères
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi;

Si tu sais méditer, observ­er et con­naître,
Sans jamais devenir scep­tique ou destruc­teur,
Rêver, sans laiss­er ton rêve être ton maître
Penser, sans n’être qu’un penseur,
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais impru­dent,
Si tu peux être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant;

Si tu peux ren­con­tr­er tri­om­phe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux con­serv­er ton courage et ta tête
Quand tous les autres la per­dront,
Alors, les rois, les dieux, la chance et la vic­toire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les rois et la gloire,
Tu seras un homme, mon fils.

Paru dans…
Rewards and Fairies (1910)
Trad. André MAUROIS

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Elliott and Fry Col­lec­tion / Bas­sano Stu­dios.

JACQUES, Lucien (1898–1961) : "Je crois en l’homme, cette ordure…" (1953)

Je crois en l’homme, cette ordure,
je crois en l’homme, ce fumi­er,
ce sable mou­vant, cette eau morte ;

je crois en l’homme, ce tor­du,
cette vessie de van­ité ;
je crois en l’homme, cette pom­made,
ce grelot, cette plume au vent,
ce boute­feu, ce fouille-merde ;
je crois en l’homme, ce lèche-sang.

Mal­gré tout ce qu’il a pu faire
de mor­tel et d’irréparable,
je crois en lui,
pour la sûreté de sa main,
pour son goût de la lib­erté,
pour le jeu de sa fan­taisie,

pour son ver­tige devant l’étoile,
je crois en lui
pour le sel de son ami­tié,
pour l’eau de ses yeux, pour son rire,
pour son élan et ses faib­less­es.

Je crois à tout jamais en lui
pour une main qui s’est ten­due.
Pour un regard qui s’est offert.
Et puis surtout et avant tout
pour le sim­ple accueil d’un berg­er.

Extrait de…
Tombeau d’un berg­er (1953)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Tombeau d’un berg­er (1953)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Société des amis de Lucien Jacques.

WOUTERS, Liliane (1930–2016) : "À l’enfant que je n’ai pas eu…" (1997)

À l’enfant que je n’ai pas eu
mais que d’un homme je reçus
sep­tante fois sept fois et davan­tage, à l’enfant sage
dont je for­mai le souf­fle et le vis­age
sept fois sep­tante fois, dans un ven­tre pareil
au mien, par des nuits rouges de soleil,
par des jours cristallins d’aurore boréale,
à l’enfant dont je porte en moi les ini­tiales
secrètes, ain­si que ton nom, Yahvé,
enfant conçu, tou­jours inachevé,
qu’on me fait, que je fais, à chaque fois que j’aime,
qui se défait en moi pour don­ner un poème,
à l’enfant qui ne vien­dra pas
clore mes yeux, choisir l’ultime drap,
marcher der­rière mon poids d’os, de cen­dres,
me regarder dans la fos­se descen­dre,
à cet enfant je lègue devant Dieu, devant
les hommes et mon chien, devant le jour vivant
(qui n’est que parce que je suis et qui mour­ra
comme je meurs) je lègue, pour autant que se pour­ra,
pour autant qu’il en fasse usage en lieu et place
de moi, ses père et mère en un seul être pris,
je lègue tous mes biens de chair, d’esprit,
de temps tou­jours comp­té et d’illusoire espace :

le coin de ciel que j’ai scruté en vain,
l’arpent de terre où j’usai mes semelles,
les qua­tre murs entre quoi je me tins,
les six cloi­sons qui leur seront jumelles;
l’argent qui m’est entre les doigts filé
— pour le plaisir que j’eus à le répan­dre —,
le faux savoir qu’on me crut refiler
— pour le bon­heur d’aussitôt dés­ap­pren­dre — ;

les jours passés que je n’ai pas vécus,
les jours vécus près desquels suis passée,
le temps mor­tel à quoi j’ai survécu,
l’heure éter­nelle et pour­tant effacée ;

l’amour jeté dont j’ignorais le prix,
l’amour don­né à qui ne sut le ren­dre,
l’amour offert qu’aussitôt je repris,
l’amour per­du qu’on voit dehors atten­dre.

À l’enfant que je n’ai pas eu,
que pour­tant j’ai, de ma semence
for­mé, dedans ma chair conçu,
dont chaque étreinte par­fait l’existence,
à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour
le pire, ce que m’a prêté le jour :

le moi dont à crédit je fais usage
à des taux qui dépassent mes moyens,
dont je n’ai pu choisir ni le vis­age,
ni le sexe (il faut pren­dre ce qui vient) :

un cerveau creux dans une tête pleine,
un corps trop mou sur des os trop puis­sants,
un sang trop vif pour une courte haleine,
un cœur trop doux pour ce furieux sang,

des pieds qui n’ont soulevé que pous­sière,
des bras sur­pris d’avoir étreint le vent,
des genoux pris au piège des prières,
des mains restant vides comme devant;

des yeux fer­més sur un côté des choses,
— cette moitié qui fait à tous défaut —,
des yeux ouverts sous leurs paupières clos­es
et dans le noir voy­ant plus qu’il n’en faut.

À l’enfant que je n’ai pas eu
je lègue enfin, pour qu’il en tienne
bien compte, pour qu’il s’en sou­vi­enne
par con­tu­mace, lorsque sera décousu
l’ourlet de mon pas­sage sur l’étoffe anci­enne :

les quinze choses que jamais je n’ai pu faire :
courber le front devant plus grand que moi,
marcher sur plus petit, mon­tr­er du doigt,
crier avec la foule, ou bien me taire,
recon­naître par­mi les Blancs le Noir,
choisir dix justes, nom­mer un coupable,
trou­ver telle atti­tude con­ven­able,
lire un autre que moi dans les miroirs,
con­juguer l’amour à plusieurs per­son­nes,
résis­ter à la ten­ta­tion, bless­er exprès,
rester dans l’indécis, dire Cam­bronne
au lieu de merde, qui est plus français.

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Tous les chemins con­duisent à la mer (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Tous les chemins con­duisent à la mer (1997) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © rtbf.be.

NORAC, Carl (né en 1960) : "Un espoir virulent" (2020)

J’ai attrapé la poésie.
Je crois que j’ai ser­ré la main
à une phrase qui s’éloignait déjà
ou à une incon­nue qui avait une étoile dans la poche.
J’ai dû embrass­er les lèvres d’un hasard
qui ne s’était jamais retourné vers moi.
J’ai attrapé la poésie, cet espoir vir­u­lent.

Voilà un moment que ce clair symp­tôme de jeter
les instants devant soi était devenu une chan­son.
Ne plus être con­finé dans un lan­gage étudié,
s’emparer du mot libre, exis­ter, résis­ter
et pren­dre garde à ceux qui par­lent d’un pays mort
alors que ce pays aujourd’hui nous regarde.

À présent, on m’interroge, c’était écrit :
« Votre langue mater­nelle ? » Le souf­fle.
« Votre per­mis de séjour ? » La parole.
« Vous avez chopé ça où ? » Der­rière votre miroir.
« C’est quoi alors votre des­sein, étranger ? »
Que les mots soient au monde,
même quand le monde se tait.

J’ai attrapé la poésie.
Avec, sous les doigts, une légère fièvre,
je crève d’envie de vous la refiler,
comme ça, du bout des lèvres.

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : site du Poète nation­al belge | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © lesoir.be.

VANRIET, Marie-Jo (née en 1983) : "Quand on n’aime pas les chansons d’amour…" (2020)

quand on n’aime pas les chan­sons d’amour
il ne reste rien pour pleur­er après
rien pour pleur­er après
et puis recom­mencer
sans chan­son d’amour
il ne reste rien pour danser
rien pour danser
les chan­sons d’amour
on se rap­pelle
les mains sur la taille
et les yeux sur la bouche
le ven­tre essouf­flé
le cœur embardé
on se rap­pelle
c’était cette chan­son
cette nuit
ce genou frôle
ce cou par­fumé
les san­glots longs
les mots des vio­lons
mais quand on n’aime pas les chan­sons d’amour
il ne reste rien pour aimer après

Paru dans…
beige fra­cas (2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Marie-Jo Van­ri­et, beige fra­cas, Dan­cot-Pin­chart. ISBN 978–2‑9602796–2‑7 | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Mai­son de la Francité.

CORBIERE, Tristan (1845–1875) : "Insomnie" (1873)

Insom­nie, impal­pa­ble Bête !
N’as-tu d’amour que dans la tête ?
Pour venir te pâmer à voir,
Sous ton mau­vais œil, l’homme mor­dre
Ses draps, et dans l’ennui se tor­dre !…
Sous ton œil de dia­mant noir.

Dis : pourquoi, durant la nuit blanche,
Plu­vieuse comme un dimanche,
Venir nous léch­er comme un chien :
Espérance ou Regret qui veille,
À notre pal­pi­tante oreille
Par­ler bas… et ne dire rien ?

Extrait de…
Les Amours jaunes (1873)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les Amours jaunes (1873)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Lit­téra­ture et Poésie.

ORBAN, Joseph (1957–2014) : "Ce sont les derniers trains…" (1989)

Ce sont les derniers trains,
ce sont les dernières pluies.
Déjà tout dis­paraît.
Une dernière fois,
je ferme la fenêtre.
La cham­bre n’a plus d’odeur et
j’ai éteint le feu.
Je deviens l’invisible,
le bleu sur fond de ciel.
Rester.
Par­tir.
Ni s’incruster.
Ni fuir.

Paru dans…
L’invisible, le bleu (1989)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : L’invisible, le bleu (1989) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Max Carnevale – emulation-liege.be.

FRANCOTTE, Catherine (née en 1954) : "J’ose à peine t’ôter ton habit à rayures…" (2018)

J’ose à peine t’ôter ton habit à rayures
Pois­seux, il te colle à la peau, se fis­sure…
Te touch­er me répugne, tes remu­gles obsé­dants
Recu­lent les plaisirs que tu donnes aux amants.
Mais quand tu t’offres nu à ma bouche bouf­fonne
J’oublie ma répul­sion et d’un coup je t’affonne.

Paru dans…
non pub­lié

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JACQMIN, François (1929–1992) : "D’aucuns…" (1990)

D’aucuns utilisent le traîneau. D’autres,
leurs fac­ultés intel­lectuelles.
Dans les deux cas,
on passe légère­ment sur les choses.
On dérange
quelques finess­es au pas­sage.
Puis,
réti­cente à toute trace durable, la neige se ravise.
Tout n’aura été
qu’une prob­lé­ma­tique de la sur­face.

Paru sur…
Le livre de la neige (1993)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Le livre de la neige (Espace Nord, rééd. 2016) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © lesoir.be.

ELIOT, Thomas Steams (1888–1965) : "Mercredi des cendres" (1930, trad. C. Pagnoulle)

I. PARCE QUE N’AI ESPOIR DE TOURNER ENCORE

Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourn­er

Désir­ant le tal­ent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à ten­dre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieil­li étir­erait-il les ailes ?)
Pourquoi regret­terais-je
Le pou­voir dis­paru du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de con­naître encore
La gloire infirme de l’heure pos­i­tive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véri­ta­ble pou­voir tran­si­toire
Parce que je ne peux boire
Là où fleuris­sent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est tou­jours le temps
Et le lieu tou­jours et seule­ment le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seule­ment pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au vis­age bien­heureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Par con­séquent je me réjouis, devant me con­stru­ire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de pren­dre pitié de nous
Et prie de pou­voir oubli­er
Ces ques­tions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Que ces mots répon­dent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le juge­ment ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour vol­er
Rien que van­neaux pour éven­ter
Un air désor­mais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volon­té
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pau­vres pécheurs main­tenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous main­tenant et à l’heure de notre mort.

II. DAME, TROIS LÉOPARDS BLANCS ÉTAIENT ASSIS SOUS UN GENÉVRIER

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévri­er
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était con­tenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était con­tenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répon­dit d’une petite voix :
Grâce à la bon­té de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Hon­ore la Vierge en médi­ta­tion,
Nous resplendis­sons. Et moi qui suis ici dis­per­sé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les por­tions indi­gestes
Que rejet­tent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en con­tem­pla­tion, en robe blanche.
Que la blancheur des os expi­ent jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oubli­er
Ain­si con­sacré, con­cen­tré dans un but. Et Dieu dit
Prophé­tise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chan­tèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sere­ine
La Rose unique
Est désor­mais le Jardin
Où finis­sent tous les amours
Se ter­mine le tour­ment
De l’amour insat­is­fait
Le tour­ment plus grand
De l’amour sat­is­fait
Fin de l’infini
Voy­age vers nulle fin
Con­clu­sion de tout ce qui ne peut
Se con­clure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit ren­due à la Mère
Pour le Jardin
Où finis­sent tous les amours.

Sous un genévri­er les os chan­taient, éparpil­lés et resplendis­sant
Nous sommes heureux d’être éparpil­lés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la béné­dic­tion du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni divi­sion ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. AU PREMIER COUDE DE LA DEUXIÈME VOLÉE

Au pre­mier coude de la deux­ième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux pris­es avec le dia­ble des escaliers dis­simulé
Sous le masque fourbe d’espoir et dés­espoir.
Au sec­ond coude de la deux­ième volée

Je les ai lais­sés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de vis­ages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieil­lard, irré­para­ble,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au pre­mier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figu­ier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pas­torale
Le per­son­nage bien bâti habil­lé de bleu et de vert
Enchan­tait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Dis­trac­tion, musique de flûte, paus­es et pas du men­tal sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et dés­espoir
Escal­adant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seule­ment un mot.

IV. QUI MARCHAIT ENTRE LA VIOLETTE ET LA VIOLETTE

Qui mar­chait entre la vio­lette et la vio­lette
qui mar­chait entre
Les rangées divers­es de verts var­iés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Par­lant de banal­ités
Dans l’ignorance et la con­nais­sance d’une douleur éter­nelle
Qui se mou­vait par­mi les autres qui mar­chaient,
Qui a ravivé les fontaines et renou­velé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affer­mi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Soveg­na vos

Voici les années qui s’interposent, empor­tent
Flûtes et vio­lons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre som­meil et veille, envelop­pée

De plis de lumière, habil­lée de ses plis.
Les années nou­velles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nou­veau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tan­dis que des licornes endia­man­tées tirent le cor­bil­lard doré.

La sœur silen­cieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, der­rière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pen­cha la tête et soupi­ra mais ne dit rien

Mais la fontaine jail­lit et l’oiseau sif­fla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent sec­oue de l’if un mil­li­er de soupirs

Et après, notre exil

V. SI LE MOT PERDU EST PERDU, SI LE MOT DÉPENSÉ EST DÉPENSÉ

Si le mot per­du est per­du, si le mot dépen­sé est dépen­sé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pour­tant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière bril­lait dans l’obscurité et
Con­tre le Mot le monde inqui­et s’émouvait sans cesse
Autour du cen­tre du Mot silen­cieux.

Ô mon peu­ple, que t’ai-je fait.

Où trou­ver le mot, où le mot
Reten­ti­ra-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les con­ti­nents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemp­tion pour ceux qui se détour­nent
Pas de moment de réjouis­sance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choi­sis­sent et te com­bat­tent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre sai­son et sai­son, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pou­voir et pou­voir, ceux qui atten­dent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la bar­rière
Qui ne veu­lent pas s’en aller et ne peu­vent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et com­bat­tirent

Ô mon peu­ple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offen­sée
Et sont ter­ri­fiés et ne peu­vent se ren­dre

Et affir­ment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécher­esse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peu­ple.

VI. MÊME SI JE N’AI ESPOIR DE TOURNER ENCORE

Même si je n’ai espoir de tourn­er encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourn­er

Vac­il­lant entre prof­it et perte
Dans ce bref tran­sit où les rêves se croisent
La pénom­bre tra­ver­sée de rêves entre nais­sance et mort
(Bénis­sez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de gran­it
Les voiles blanch­es fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur per­du se raid­it et se réjouit
Du lilas per­du et des voix per­dues de la mer
Et l’esprit défail­lant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur per­due de la mer
Se ravive et retrou­ve
Le cri de la caille les voltes du plu­vi­er
Et l’œil aveu­gle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrou­ve la saveur salée de la terre sablon­neuse

C’est le temps de la ten­sion entre mourir et naître

Le lieu de soli­tude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix sec­ouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre sec­ousse.

Sœur bien­heureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abru­tir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même par­mi ses rochers,
Notre paix dans Sa volon­té
Et même par­mi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me per­me­ts pas d’être séparé

Et laisse mon cri mon­ter vers Toi.

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Mer­cre­di des cen­dres (1930)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­trice : Chris­tine Pag­noulle | crédits illus­tra­tions : © Asso­ci­at­ed Press Inter­na­tion­al News Unit­ed.

MAQUET, Albert (1922–2009) : "Lu" (1947)

I m’a tro­vé l’ôte djoû tot seû avou mès ponnes.
I m’a loukî doûcemint èt s’a‑st-achou d’lé mi.
Adon n’s‑avans foumî tote nosse toûbac’ èssone,
mins nins pus’ onk qui l’ôte nos n’avans måy moti.

Poqwè, vî camaråde, èstez‑v’ dèd­ja èvôye ?
Èt mi, poqwè fåt‑i qu’ dji v’s‑åye lèyî ‘nn’aler ?
Asteûre qui vo-v-rila co ‘ne fèye so tchamp so vôye,
dji n’sé nin çou qui m’ dit qui dj’ vin dè piède mi fré.

Paru dans…
Djeû d’apèles. Jeux d’appeaux. Poèmes en wal­lon lié­geois avec tra­duc­tion française en regard (Ougrée, chez l’auteur, 1947)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Djeû d’apèles. Jeux d’appeaux. Poèmes en wal­lon lié­geois avec tra­duc­tion française en regard (Ougrée, chez l’auteur, 1947) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

AUDEN, Wystan Hugh (1907–1973) : "Arrêtez les pendules et coupez le téléphone…" (1936, trad. Patrick Thonart)

Arrêtez les pen­d­ules et coupez le télé­phone,
Empêchez le chien d’aboyer et, cet os, qu’on lui donne.
Faites taire les pianos et, au son des tam­bours voilés,
Sortez le cer­cueil et lais­sez les pleureuses entr­er.

Que les avions en peine tournoient par dessus,
Qu’ils tra­cent dans le ciel ce mes­sage : “Il n’est plus.”
Nouez du crêpe noir au cou blanc des pigeons,
Et don­nez des gants noirs aux agents en fac­tion.

Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de tra­vail et mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minu­it, ma parole, ma chan­son ;
Je pen­sais que l’amour durait tou­jours : je n’avais pas rai­son.

Que les étoiles se retirent, qu’on les éteigne une à une,
Rem­ballez le soleil et démon­tez la lune,
Allez vider l’océan et bal­ayez la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désor­mais.

Stop all the clocks, cut off the tele­phone,
Pre­vent the dog from bark­ing with a juicy bone,
Silence the pianos and with muf­fled drum
Bring out the cof­fin, let the mourn­ers come.

Let aero­planes cir­cle moan­ing over­head
Scrib­bling on the sky the mes­sage He Is Dead,
Put crepe bows round the white necks of the pub­lic doves,
Let the traf­fic police­men wear black cot­ton gloves.

He was my North, my South, my East and West,
My work­ing week and my Sun­day rest,
My noon, my mid­night, my talk, my song;
I thought that love would last for ever: I was wrong.

The stars are not want­ed now: put out every one;
Pack up the moon and dis­man­tle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For noth­ing now can ever come to any good.

Paru dans…
la pièce The Ascent of F6 écrite avec Christo­pher Ish­er­wood (1936)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : The Ascent of F6, pièce écrite avec Christo­pher Ish­er­wood (1936) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Poet­ry Foun­da­tion.