HENRARD, Agnès (né en 1959) : "Aveugles voyages" (1986–1987)

Chapitre premier

La pre­mière ville. Des fumées, des chantiers,
des fab­riques. Des abris de papiers et de cen­dres.
Des enfants, des chiens. Enfants men­di­ants et cireurs
de bottes, courant dans la pous­sière d'octobre, dans
les eaux noires des orages. C'est une ville énorme,
un océan de pous­sières et de cen­dres.

Au ‑delà, les verg­ers, les collines ron­des, les forêts
froides et noires où dor­ment les voleurs.

C'est un pre­mier voy­age. On a déjà con­nu
les cam­pagnes par­fois très blanch­es, les plages
loin­taines où meurent les baleines et les nageurs
si pâles.

La pre­mière ville, immense et noire. On ne peut
sup­port­er cela, ces lieux fiévreux, cette peur. Le ciel
est pour­tant très bleu quand se déchire la ville
et s'effondre.

 

Il faut alors retourn­er aux cam­pagnes et tra­vers­er les plaines où courent des enfants qui la suiv­ent et la chas­sent, lui lan­cent des poignées de pois, des poignées de graines et de noix.

Et les mères accroupies les regar­dent en riant, les regar­dent en tri­ant les grains, en berçant les enfants, en cuisant des vian­des et en cueil­lant les fruits, les regar­dent courir dans les champs arides,
en plein midi.

C'est tou­jours le début du pre­mier voy­age.
On se cache des enfants cru­els et des mères.

 

On est très soli­taire. On a un corps qui par­fois ne peut plus sup­port­er l'exil. On a besoin de léch­er et de mor­dre, de laiss­er venir les cris, les larmes.
Le désir est insur­montable. On va chercher alors des ombres sur les plages et dans les grands hôtels très blancs. La mer est rouge et immo­bile. Dans la ville, il y a les étran­gleurs de femmes, les sol­dats ivres et sauvages.

Il est facile de trou­ver une ombre soli­taire et rem­plie de désir. La cham­bre est blanche et brûlante.
On n'entend plus rien des bruits des plages et de la ville. Seuls les corps dans la cham­bre. Et même plus les cris, les voix, les bruits des pas d'hommes ivres, seuls. Il y a deux ombres, des silences aigus. Il n'y a aucune douleur. Sim­ple­ment des corps qui s'épuisent à se pren­dre.

L'ombre ne regarde pas la mer si rouge, les plages noires et cou­vertes de pelures d'oranges.

 

Peut-être est-ce déjà la fin. Peut-être n' y‑a-t-il plus rien. Plus rien que le désir infime. Plus rien que la chaleur et la lumière. Il faudrait quit­ter l'ombre et inven­ter une autre his­toire. Un voy­age encore. Une his­toire de voy­age inutile et jusqu'au bout
des forces. Ou croire à un retour pos­si­ble. Il faudrait alors inven­ter d'autres ombres, un nou­veau par­cours. Peut-être aus­si suf­fi­rait-il de chang­er son regard, voir l'ombre comme une image, un reflet de soi-même, infin­i­ment vari­able et impos­si­ble à saisir vrai­ment.

 

Les gens diront qu'elle est par­tie, qu'elle a quit­té les grands hôtels trop blancs, la ville pleine de sol­dats enivrés et d'étrangleurs de femmes, la plage trop brûlante et les palmiers trop verts, la cham­bre ouverte sur la mer et le ciel.

L'ombre la suiv­ra peut- être, ou peut-être se tuera, se lais­sera gliss­er du haut de la falaise. On ne peut savoir où elle va. On ne peut plus rien savoir d'elle.

On sait seule­ment la pluie, la pluie tant atten­due qui main­tenant s'acharne et inonde les ter­res,
les chemins, les toîts de paille et de branch­es.
Et ruisel­lent les ter­res. De nou­veau, ces lour­des boues que char­ri­ent les fleuves et qui bavent sur les rives. On sait seule­ment cette épais­seur de l'air, par­fois.

 

Peut-être l'ombre est- elle morte. Peut-être regarde ‑t- elle la pluie sur la mer. Peut- être la cherche-t- elle dans la ville inondée, par­mi les marins ivres, les égorgeurs de femmes. Peut-être eût elle dû la retenir, l'empêcher de retourn­er aux cam­pagnes et aux plaines la tuer dans la cham­bre.

Il y a la pluie, tou­jours. Il y a tou­jours le vent
qui décoiffe les femmes et gon­fle les cor­sages,
les enfants buvant aux ruis­seaux. Les puits débor­dent. On y puise l'eau du bain. On baigne les cheveux qui coulent jusqu'au sol de terre.

 

Pour­tant
con­tin­ue le voy­age, vers les océans bien trop noirs et bien trop vio­lents, les océans furieux fou­et­tant les sables et les herbes des dunes, vers les mon­tagnes aigües et quelques fois fumantes, nour­ris­sant dans leurs flancs des laves rouges. Dan­gereux voy­age jusqu'au bord des cratères, alors que gronde sous les cen­dres le feu qui réveillera les pépites endormies, les sil­lons figés, les ten­dres coteaux, qui fera de la ville un très pur brasi­er rouge, une large riv­ière char­ri­ant les laves rouss­es, et les enfants croiront en une ultime fête, riront des flammes épaiss­es embras­ant les collines, de la nuit lumineuse et du ciel incendié, ne ver­ront rien de la mort et des pleurs, croiront que mille oiseaux encer­clent la colline, croiront que la terre s'ouvre sur dix-mille tré­sors
et que coulent du sol de très longs filets d'or.

 

Con­tin­ue le voy­age et le long réveil, jusqu'aux cam­pagnes froides et jusqu'aux autres plages où meurent les baleines et les nageurs très pâles. On peut y oubli­er toutes les laves rouss­es et tous les enfants morts. On y reste longtemps,
on se nour­rit de vers de vase et d'algues.
On peut y con­stru­ire une cabane étroite, une case de palmes, un radeau de brindilles. Mais on n'y con­stru­it rien. On ne recon­naît plus la mer. On s'y laisse gliss­er comme dans un lit tiède.
On s'oublie au milieu des étoiles.

 

C'est alors l'inévitable, le vide. Mais à quel moment du voy­age ? Trop de soleil, trop de chaleur et la douleur de tant de lumière, de tant de couleurs
et de cris, de tant d'espace, de tant de vent,
de tant de pluies.

L'ennui, peut-être, la dis­pari­tion du rêve :
Ou l'étrangeté de son corps, la gêne de soi-même, le regret de l'enfance, la douleur d'avoir per­du le fil, d'avoir quit­té les ter­res lour­des et les cam­pagnes, les choses anci­ennes, les hivers et les neiges,
les fruits très rouges et tachant les chemis­es.

Les gens diront qu'elle est plus mai­gre. Epaules aigües. Elle penche un peu la nuque, ne court jamais, marche tou­jours dans l'ombre des por­tails et s'arrête aux fontaines, ne rit plus avec les enfants et les mères.

 

Les gens diront encore qu'elle s'enferme par­fois dans d'étroites cham­bres, dans de petits réduits, s'enferme et boit de forts alcools aux saveurs ter­reuses, au goût de cen­dres, qu'elle reste nue dans l'ombre alors que suf­foque la ville et que les hôtels sont plus blancs encore et plus grands, que la chaleur est écras­ante et affolle les femmes, sur­prend les enfants au fond de leur som­meil.
On doit atten­dre la nuit pour ramen­er du fleuve l'eau grise et puante que l'on donne aux enfants, dont on baigne les corps et les cheveux, les ter­res éclatées, la pous­sière des jardins.

A quel moment du voy­age? Peut-être au tout début. quand elle est encore blanche et neuve dans ces endroits ravageurs, ces villes étouf­fantes,
ces cam­pagnes brûlées, ces mon­tagnes impos­si­bles. Sans-doute au début du voy­age, avant la déci­sion d'un retour pos­si­ble, avant la déci­sion d'un voy­age encore, d'un autre voy­age, dif­férent.

 

D'autres diront qu'ils l'ont vue dans les vil­lages, blanche, vive et tur­bu­lente, le long des riv­ières et dans les plaines sèch­es et brûlées, gravis­sant les collines et les sen­tiers arides alors que tout est immo­bile sous le soleil ter­ri­ble et ravageur, que le vent tor­ride appau­vrit les jardins, assèche les riv­ières et creuse les ter­res de fins sil­lons, de fis­sures et d'éclats.

 

Ce n'est plus un voy­age. Il n'y a plus de mou­ve­ment, d'errance. Il y a seule­ment la chaleur immuable et la pous­sière qui étran­gle les cam­pagnes, les champs main­tenant gris, main­tenant secs et cou­verts
de fis­sures.

C'est un arrêt com­plet, une mort lente et blanche comme la lumière aveuglante et chaque jour plus crue. C'est comme la neige d'avant le départ, c'est une très fine et très pure brûlure.

 

Le sec­ond voy­age sera plus lent, plus immo­bile.
Il n'est pas encore ter­miné, il traîne dans les coins de la dernière ville, dans les cham­bres des hôtels et le long des avenues très larges, gris­es et calmes comme les anciens fleuves. On pour­rait imag­in­er vivre encore longtemps ain­si. On n' imag­ine pour­tant rien. On est un peu à bout de souf­fle. On a seule­ment des envies ou des peurs. On pense par­fois à la neige ou à l'enfance. Avant, il y avait les maisons tièdes et les jardins brûlés de neige. Il y avait les sœurs et les frères et les cham­bres où les som­meils étaient pais­i­bles. Ce n'est plus un voy­age. C'est quelque• chose d'immobile et de blanc, de très brûlant.

C'est un voy­age sans but ni forme. Ce n'est plus un voy­age. C'est une marche-arrière, un recul aveu­gle. C'est un voy­age qui ronge et désarme. Ce n'est plus rien qu'une douleur qui brûle comme les feux de soleils déchaînés, aigus et durs comme des lames.

Les gens diront qu'elle n'aurait jamais dû laiss­er
un homme seul, durant tout un hiv­er.

 

Chapitre deuxième

De leur prison de verre, ils sont les voyeurs figés et inutiles penchés par des fêne­tres ouvertes sur le noir. La nuit d'une ville si lente et vide. Dans leur prison de verre, ils cherchent les coins d'ombre et y restent longtemps. C'est un exil qui mène à l'exil des corps, à l'exil de l'amour.

C'est un voy­age qui mène à la par­faite soli­tude.
Il faut surtout empêch­er le désir. C'est un voy­age en soi-même, une longue descente dans le puits qu'on est.

C'est un châ­ti­ment très sub­til, c'est un voy­age immo­bile (on a autre­fois lais­sé un homme durant tout un hiv­er dans une ville froide et grise). C'était pour un pre­mier voy­age. Celui-ci est terne et vide. Ce n'est qu'une longue descente en soi-même, pour y trou­ver des débris, de vieux morceaux de vie, des éclats de pas­sions anci­ennes. C'est un voy­age sans but ni forme. On en devient amer et las.
On en oublie la fin, le début, la cause.

 

On est dans le repaire de verre. Il n'y a plus rien que le noir. Tous deux ne souf­frent pas autant. L'un demande à l'autre de se réjouir de son nou­v­el amour. L'autre sera sa pris­on­nière.

Il fau­dra une fin au voy­age, chang­er de prison,
de repaire, rede­venir par­faite soli­taire. Peut-être un nou­veau voy­age, vers d'autres plages, d'autres ombres.

Dans leur repaire de verre, ils sont blanc et noir. L'un des deux doit être aveu­gle. (C'est le jeu qu'ils ont inven­té). L'autre est aveuglant et brille, l'une est terne et aveuglée. Aveuglant brille. Aveu­gle pleure.
Il est impos­si­ble de les réu­nir.

 

Il reste peu de temps à vivre dans la prison de verre. Il faut main­tenant caress­er la douleur. Savoir que l'on doit revenir à soi-même.

On a accom­pa­g­né un homme dans le voy­age. C'était pour se recon­naître.

Plus tard le ciel sera très rouge. C'est une nuit qui tombe vite. On regarde surtout les lumières des collines, celles des maisons de papiers
et de cen­dres. Plus proches, les néons de l'avenue.

 

Les gens diront qu'elle n'aurait pas dû laiss­er un homme seul ain­si. Ils diront qu'ils se sont recon­nus, pour­tant, se sont réu­nis, enfin, essouf­flés, fiévreux. Ils se sont enfer­més dans la prison de verre, n'ont rien vu des jardins, des aubes rouges et flam­bantes. On dira qu'ils se sont aveuglés, se sont per­dus
à trop vouloir se recon­naître.

Cer­tains diront encore qu'elle a quit­té le repaire de verre pour des cham­bres som­bres, de minces réduits, qu'elle a enfin décou­vert la ville et s'est sou­vent égarée dans les quartiers enfumés et gris.
Ils diront qu'elle a brusque­ment quit­té le pays, lais­sant l'homme ébloui, qu'elle est rev­enue aux cam­pagnes de l'enfance, aux givres de décem­bre, aux fruits rouges des jardins, aux cham­bres tièdes où dor­ment les sœurs et les frères.

 

Il y eut cette prison de verre, là-haut, en haut d'une tour mod­erne comme on en voit dans ce genre de ville. C'est un pays où il con­vient pour­tant de vivre dans des endroits sauvages et surtout loin des villes. Au bord des plages où nais­sent les baleines.
On a con­nu ces plages. C'était un pre­mier voy­age. Il n'y avait qu'un corps. Il y a eu des hôtels et des ombres, con­tre son corps soli­taire. Des ombres fines et douces, impal­pa­bles et légères, et qui lais­saient les draps intacts.

Dans cette prison de verre, il y eut deux corps, plus soli­taires encore.

 

Chapitre troisième

Ce sera un nou­veau voy­age, très noir et beau comme une mort lente et aride. Voy­age vers les déli­cieux abîmes, vers les forêts très dens­es et bleues,
vers les cam­pagnes sans ombres, sans voiles, sans puits, sans bruit. Ce sera l'ultime voy­age, longue descente vers les plages mortelles, vers les mers miroi­tantes et douces et dévo­rantes. Autant de lieux brûlants et somptueux. Cav­ernes et fours et falais­es blanch­es. Ce seront les derniers cris, les avalanch­es, les foudres (enfin pour­suiv­re le voy­age, retrou­ver un chemin ; même si c'est l'ultime, le plus sec,
le plus blanc et aveuglant).

Ce sera le dernier voy­age avant le som­meil, avant la mort, la nuit. Il y aura l'oubli des corps et des nausées. Il n'y aura plus de dégoût, plus de vacarme. Les yeux vides de tout cri, de toute colère.
Une très belle et forte impa­tience à mourir.

 

C'est ailleurs et ce n'est rien d'autre. Rien d'autre qu'une ville grouil­lante et pour­tant vide et longue et par­fois presqu'immobile. C'est ailleurs et comme partout. Il y a ici les même odeurs qu'ailleurs, au fil des mêmes errances. Il y a la lour­deur des dimanch­es qui s'étirent alors que le ciel est si pur et la lumière forte et blanche.

C'est ailleurs, c'est autre part, c'est une infime part du monde, entre le désert et la mer. Il n'y a rien
de très étrange ni de très fort, rien que des choses moyennes et pâles, une ambiance sans rythme ni cris, un rythme de ville sourde et vieil­lie par une foule aveu­gle et lente.

C'est comme un faux hiv­er où les neiges s'égarent et traî­nent alors que les orages crépi­tent sur la ville et abî­ment le som­meil des dormeurs fébriles.
Les neiges si loin­taines et bleues que les vieil­lards inven­tent tièdes, et que l'enfant des­sine comme un très grand silence, comme une mer très calme et claire, comme un désert de sel.


Achevé d'imprimer le 25 juin 1988 par l'imprimerie de Nyun­do, Rwan­da. Cette édi­tion orig­i­nale de Aveu­gles Voy­ages à été tirée à deux cents exem­plaires numérotés de 1 à 200.

N°17

Paru dans…
Aveu­gles voy­ages (Rwan­da, 1986–1987)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : texte orig­i­nal | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Il était une fois une Méchante Reine… malgré elle" (2011)

Il était une fois,
Une Méchante Reine…
Mal­gré elle.

Elle ne sen­tait jamais sous les ais­selles
Et, trop fière de sa ver­tu,
Elle ne sor­tait jamais les poubelles.

Le ver­nis som­bre qui lui laquait le cœur
Masquait, le jour, ses plus belles humeurs.
Il éclatait chaque soir en cristaux blessants
Qui, très lente­ment, lui pour­ris­sait le sang.

Pour­tant, elle avait été char­mante
Et, plus jeune, sans doute fraîche et ardente.

Mais aujourd'hui, ses petits la dis­aient Fol­coche,
Tant ils pen­saient dans leurs blessures
Qu'à chaque vipérine mor­sure de la Vipère,
Ils per­daient un peu plus de leur Mère.

Comme il se doit, elle avait mar­ié,
Avant que sa bon­té fut avar­iée,
Un Roi déchu au bar­bu col­lier.
L'histoire ne dit s'il était bon
Mais, reclus dans ses quartiers,
L'homme sans bras, au Salon, ne parais­sait pas.

Ils avaient dû con­naître l'amour,
Et la ten­dresse au point du jour.
Ils avaient dû con­naître la sueur,
Qui, du sexe, est la trace du bon­heur.
Ils s'étaient même repro­duits
(Per­son­ne ne dit s'ils ont joui).

Or, un soir que grondait l'orage,
La sauvagerie s'est invitée,
Comme un nègre riant,
Au tra­vers de l'oreiller.

Quelques mois plus tard passés,
Fleur de Lotus leur en est née.

A l'aube sur­prise, elle naquit belle et bien tournée,
Comme une femme déjà for­mée.
Le sein haut et la fesse négresse.
Elle était fine et sans bassesse.

Mais, si la Belle de ses atouts était déjà bien mûre,
La Reine ne lui lais­sa que de l'enfant la stature.

Dans l'étang où trop elle se mirait,
Sans âge, elle se lamen­tait :

Con­tre le pou­voir de Mère, elle ne pou­vait aller,
Qui, dans le jardin sans délice, voulait l'enfermer.

A quoi bon se bat­tre quand on est bonne fille ?
Elle fit donc sa gue­nille, du tis­su de sa mal­adie,
Et, au monde déçu, son vrai sourire elle ne mon­tra plus.

Les années passèrent, sans autres joies que délétères.
Et, si, dans beau­coup de con­tes, elle avait joué,
Ceux-là n'étaient pas de fée.

Pour­tant, dans son cœur nébuleux, vivait encore le feu,
De cette nuit sab­ba­tique où lui­sait la braise d'Afrique.
Elle le sen­tait, sans oser le dire.
Elle le masquait, craig­nant le pire.
Elle ne savait que faire de ce Print­emps,
Elle qui ne croy­ait plus aux mots du dedans.

Alors, comme un pan­tin trop maquil­lé,
Fleur de Lotus s'est approchée,
Des nénuphars où elle est née.
Au bord de l'eau, pro­fonde et sans mémoire
-où dans ses rêves noirs elle devait plonger-
Elle s'est soudain mise à danser…

Et le menuet trop pathé­tique
Dont la Reine ordon­nait la musique,

D'un tourne-cuisse s'est mué, en un bal­let sauvage, Timide mais gai,
Et il l'a regardée…

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non pub­lié (2011)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : DP.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Vers écrits en des temps d'obscurité croissante" (2012, trad. Patrick Thonart, 2023)

Chaque année, nous avons vu
com­ment
le monde som­bre

dans une argile riche, afin
de renaître.
Alors
pourquoi crier

aux pétales tombés sur le sol
de rester là,
quand on sait (et il faut le savoir)
com­bi­en la vital­ité de ce qui a été, est soeur

de la vital­ité de ce qui sera ?
Je ne dis pas
que c'est facile, mais
que faire d'autre

quand on pré­tend que l'amour que l'on porte au monde
est sincère ?

Alors, con­tin­uons, aus­si joyeux que pos­si­ble,
aujourd'hui, et que chaque jour croustille,

même si le soleil oscille vers l'est,
que les étangs sont froids et noirs,
et que les douceurs de l'année sont con­damnées.

Lines Written in the Days of Growing Darkness

Every year we have been
wit­ness to it: how the
world descends

into a rich mash, in order that
it may resume.
And there­fore
who would cry out

to the petals on the ground
to stay,
know­ing, as we must,
how the vivac­i­ty of what was, is mar­ried

to the vital­i­ty of what will be?
I don’t say
it’s easy, but what
else will do

if the love one claims to have for the world
be true?

So let us go on, cheer­ful­ly enough,
this and every crisp­ing day,

though the sun be swing­ing east,
and the ponds be cold and black,
and the sweets of the year be doomed.

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A Thou­sand Morn­ings (2012)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : A Thou­sand Morn­ings (2012) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.

ALLAIS, Alphonse (1854–1905) : "Complainte amoureuse" (1890)

Oui, dès l’instant que je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes ;
De l’amour qu’en vos yeux je pris,
Sur-le-champ vous vous aperçûtes ;

Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Com­bi­en de soupirs je rendis !
De quelle cru­auté vous fûtes !

Et quel pro­fond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain je pri­ai, je gémis :
Dans votre dureté vous sûtes

Mépris­er tout ce que je fis.
Même un jour je vous écriv­is
Un bil­let ten­dre que vous lûtes,
Et je ne sais com­ment vous pûtes

De sang-froid voir ce que j’y mis.
Ah! fal­lait-il que je vous visse,
Fal­lait-il que vous me plussiez,
Qu’ingénument je vous le disse,

Qu’avec orgueil vous vous tussiez !
Fal­lait-il que je vous aimasse,
Que vous me dés­espérassiez,
Et qu’en vain je m’opiniâtrasse,
Et que je vous idol­â­trasse
Pour que vous m’assassinassiez !

Extrait de…
Oeu­vres anthumes (antholo­gie posthume)

La Com­plainte amoureuse – "opus gram­mat­i­cale­ment déjan­té, met­tant en valeur le sub­jonc­tif – con­ju­gai­son injuste­ment délais­sée" (Allais) – a été adressée, vers 1890, à la danseuse Jeanne Avril, que Charles-Alphonse Allais voulait épouser, prob­a­ble­ment parce que les nouilles ne cuisent pas au jus de canne

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : lecturiels.org | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : por­trait d'Alphonse Allais, pho­tographe non iden­ti­fié.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Que dire de plus" (2010, trad. Patrick Thonart, 2024)

Que dire que je n'aie déjà dit aupar­a­vant ?
Alors, je vais le répéter.
La feuille chante un chant.
La pierre est le vis­age de la patience.
Dans la riv­ière coule une his­toire infinie
et tu es quelque part au-dedans
et elle ne s'arrêtera pas avant que tout ne s'arrête.

Ton cœur est affairé, emmène-le au musée et à la
cham­bre de com­merce
mais emmène-le aus­si dans la forêt.
Le chant que tu entendais dans la feuille quand tu
étais enfant,
elle le chante tou­jours.
J'ai déjà vécu tant d'années, sep­tante-qua­tre déjà,
et la feuille chante tou­jours.

What can I say that I have not said before?
So I’ll say it again.
The leaf has a song in it.
Stone is the face of patience.
Inside the riv­er there is an unfin­ish­able sto­ry
and you are some­where in it
and it will nev­er end until all ends.

Take your busy heart to the art muse­um and the
cham­ber of com­merce
but take it also to the for­est.
The song you heard singing in the leaf when you
were a child
is singing still.
I am of years lived, so far, sev­en­ty-four,
and the leaf is singing still.

Paru dans…
Swan: Poems and Prose Poems (2010)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : Swan: Poems and Prose Poems (2010) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Le poète avec le visage dans les mains" (2005, trad. Patrick Thonart, 2024)

Tu veux pleur­er bruyam­ment sur tes
fautes. Mais – à dire vrai – le monde
n'a plus besoin de ce bruit-là.

Alors, si tu veux quand même le faire, que tu ne peux
t'en empêch­er, si ta belle bouche ne peux
rester fer­mée, au moins, va marcher seul dans

les quar­ante prairies et les quar­ante val­lons som­bres
où coulent les rochers, et l'eau ; va jusqu'à l'endroit où
les chutes explosent de leurs draps blancs

comme des folles, et trou­ve la cav­erne qui se cache der­rière
toute cette jubi­la­tion, toutes ces eaux en folie et tu pour­ras
rester là, par dessous, et hurler tout

ton saoul et rien n'en sera dérangé ; tu pour­ras
dévers­er ta peine pen­dant tout l'après-midi et, pour­tant,
sur une branche verte, l'aile à peine effleurée par

le brouil­lard léger des gout­telettes, la grive musi­ci­enne,
bom­bant sa poitrine tachetée, va chanter
la beauté dure et par­faite de toute chose.

The Poet with His Face in His Hands

You want to cry aloud for your
mis­takes. But to tell the truth the world
doesn’t need any­more of that sound.

So if you’re going to do it and can’t
stop your­self, if your pret­ty mouth can’t
hold it in, at least go by your­self across

the forty fields and the forty dark inclines
of rocks and water to the place where
the falls are fling­ing out their white sheets

like crazy, and there is a cave behind all that
jubi­la­tion and water fun and you can
stand there, under it, and roar all you

want and noth­ing will be dis­turbed; you can
drip with despair all after­noon and still,
on a green branch, its wings just light­ly touched

by the pass­ing foil of the water, the thrush,
puff­ing out its spot­ted breast, will sing
of the per­fect, stone-hard beau­ty of every­thing.

Paru dans…
New and Select­ed Poems, Vol­ume 2  (2005)

Affich­er le recueil dans la poet­i­ca :
Une Ourse dans le jardin (2023) et aus­si…

Mais la femme, la femme ; elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. C’était à l’angle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dès que je la vis, je me mis à marcher douce­ment. quand de pau­vres gens réfléchissent, on ne doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils par trou­ver ce qu’ils cherchent.
La rue était vide ; son vide s’ennuyait, reti­rait mon pas de sous mes pieds et claquait avec lui, de l’autre côté de la rue, comme avec un sabot. La femme s’effraya, s’arracha d’elle-même. Trop vite, trop vio­lem­ment, de sorte que son vis­age res­ta dans ses deux mains.
Je pou­vais l’y voir, y voir sa forme creuse. cela me coû­ta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui s’en était dépouil­lé. je frémis­sais de voir ain­si un vis­age du dedans, mais j’avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans vis­age.

RILKE Rain­er-Maria, Les cahiers de Malte Lau­rids Brigge (1910)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : New and Select­ed Poems, Vol­ume 2 (1992) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Christiane part, comme par Henri" (2024)

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as vécu cachée,
comme une pen­sée
au pied du tour­nesol.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as chan­té colère,
comme un moineau
face aux cor­beaux.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as marché cassée,
comme le jonc brisé
dans trop de tem­pêtes.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as aimé goulu,
comme la grenouille
au pied du bœuf.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as fêté la nuit,
mal­gré les rats
quand ils débor­daient.

De la fleur blanche
à la rose rouge,
tu as aimé les tiens,
comme le rami­er
les bour­geons petits.

Mais, quand l'horizon
a frap­pé à la porte,
tu as pris con­gé,
comme la fleur blanche
qui se retire…

Paru dans…
non pub­lié (2024), écrit à l'occasion de la dis­pari­tion de Chris­tiane Ste­fan­s­ki, le 6 mai 2024, par­tie le même jour que le paroli­er-con­teur Hen­ri Gougaud.

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Chris­tiane Ste­fan­s­ki.

GOUGAUD, Henri (1936–2024) : "Le temps de vivre" (1946)

A peine a‑t-on le temps de vivre
qu’on se retrou­ve cen­dre et givre
Adieu
Et pour­tant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me fer­ment à jamais les yeux
Je voudrais faire un jour de gloire
d’une femme et d’une gui­tare
d’un arbre et d’un soleil d’été
Je voudrais faire une aube claire
pour voir jusqu’au bout de la terre
des hommes vivre en lib­erté
Assis entre deux équili­bres
dans ce monde qui se croit libre
et qui bâtit des miradors
je voudrais bien que nul ne meure
avant d’avoir un jour une heure
aimé toutes voiles dehors

A peine a‑t-on le temps de vivre
qu’on se retrou­ve cen­dre et givre
Adieu
Et pour­tant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me fer­ment à jamais les yeux
De mes deux mains couleur d’argile
je voudrais bâtir une ville
blanche jusqu’au-dessus des toits
Elle serait belle comme une
chan­son du temps de la Com­mune
pétrie de bon­heur hors-la-loi
Et puis que le print­emps revi­enne
pour revoir à Paris sur peine
des enfants riant aux éclats
Lor­ca errant dans Barcelone
tan­dis que l’abeille bour­donne
dans la fraîche odeur des lilas

A peine a‑t-on le temps de vivre
qu’on se retrou­ve cen­dre et givre
Adieu
Et pour­tant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me fer­ment à jamais les yeux

Extrait de…
Disque J'ai pas fini mon rêve (com­pi­la­tion, 2023)

Et dans wallonica.org :

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : henrigougaud.com | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : cou­ver­ture du disque de Gougaud © illis­i­ble.

GOFFETTE, Guy (1947–2024) : "Dimanche de poissons" (1995)

   

Et puis un jour vient encore, un autre jour,
allonger la corde des jours per­dus
à reculer sans cesse devant la mon­tagne
des livres, des let­tres ; un jour
pro­pre et net, ouvert comme un lit, un quai
à l'heure des adieux – et le mou­choir qu'on tire
est le même qu'hier, où les larmes ont séché
- un lit de pier­res, et c'est là où nous sommes,
occupés à nous taire longue­ment,
à con­tem­pler par cœur la mer au pla­fond
comme les pois­sons rouges du bocal,
avec une fois de plus, une fois encore
tout un dimanche autour du cou.

Paru dans…
recueil Le pêcheur d'eau (Gal­li­mard, 1995)

Et dans wal­loni­ca…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le pêcheur d'eau (1995) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Philippe MATSAS/Opale/Leemage.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Aujourd'hui, je vole bas…" (2012, trad. Patrick Thonart, 2024)

Aujourd'hui, je vole bas et
je ne dis pas un mot.
Je laisse dormir tous les fétich­es de l'ambition.

Le monde tourne comme il se doit,
les abeilles du jardin bour­don­nent légère­ment,
les pois­sons saut­ent hors de l'eau, les moucherons se font manger.
Et ain­si de suite.

Mais aujourd'hui, je lève le pied.
Pais­i­ble comme une plume.
Je bouge à peine mais je par­cours
des dis­tances incroy­ables.

Le calme. Une des portes
d'entrée du tem­ple.

Today I’m fly­ing low and I’m
not say­ing a word
I’m let­ting all the voodoos of ambi­tion sleep.

The world goes on as it must,
the bees in the gar­den rum­bling a lit­tle,
the fish leap­ing, the gnats get­ting eat­en.
And so forth.

But I’m tak­ing the day off.
Qui­et as a feath­er.
I hard­ly move though real­ly I’m trav­el­ing
a ter­rif­ic dis­tance.

Still­ness. One of the doors
into the tem­ple.

Paru dans…
A Thou­sand Morn­ings (2012)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : A thou­sand Morn­ings (2012) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Angkor Vat (Cam­bodge) © Vecteezy.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Le jardinier" (2012, trad. Patrick Thonart, 2024)

Ai-je vécu assez ?
Ai-je aimé assez ?
Ai-je assez pen­sé aux Bonnes Actions et ai-je pu en tir­er une quel­conque con­clu­sion ?
Ai-je con­nu le bon­heur avec suff­isam­ment de grat­i­tude ?
Ai-je enduré la soli­tude avec dig­nité ?

Je dis tout ça mais peut-être ne fais-je que le penser.
En réal­ité, je pense prob­a­ble­ment trop.

Alors, je sors dans le jardin,
où le jar­dinier, dont on dit qu'il est un homme sim­ple,
s'occupe de ses enfants, les ros­es.

The Gardener

Have I lived enough?
Have I loved enough?
Have I con­sid­ered Right Action enough, have I come to any con­clu­sions?
Have I expe­ri­enced hap­pi­ness with suf­fi­cient grat­i­tude?
Have I endured lone­li­ness with grace?

I say this, or per­haps I’m just think­ing it.
Actu­al­ly, I prob­a­bly think too much.

Then I step out into the gar­den,
where the gar­den­er, who is said to be a sim­ple man,
is tend­ing his chil­dren, the ros­es.

Paru dans…
A Thou­sand Morn­ings (2012)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : A thou­sand Morn­ings (2012) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : CLAUS E., Le vieux jar­dinier (vers 1886) © La Bover­ie, Liège.

FRANÇOIS, Rose-Marie (née en 1939) : "Sur le passage de Leiah" (1997)

   Jolis tis­sus lignés brû­lent la main qui les palpe, usurpatrice hon­teuse de l’innommable. Toi, tu portes rayures trans­vers­es, le fil de l’écriture.
   Il y avait place sur la planète, tu mon­tais l’escalier tour­nant, boule de feu, jar­retières éclos­es, sirène fendue à l’écart des becs de la plume ; épanouie ou absorbée, pleine ou gracile, la boucle cal­ligraphe.
   Pour châ­ti­ment la dis­tance, par­fois dis­soute en rêve quand le matin veut bien atten­dre le jardin. Alors, tu vas, lichen algues aux tem­pes, touffes de nuit sur les paroles, les for­mules tal­is­man­es. Deux garçons mon­tent la garde, filet sur l’épaule, ils comptent les stèles, font tomber les galets, nour­ris­sent les ser­pents des vires.

Paru dans…
recueil Répéter sa mort (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Répéter sa mort (1997) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Jean Poucet.

DEMOULIN, Laurent (né en 1966) : "Génération perdue" (1998)

À mon âge, mon père avait déjà quit­té ma mère et épousé sa sec­onde femme.
Plusieurs enfants por­taient son nom.
Tan­dis que je vais seul sur la vieille route, sans descen­dance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père avait déjà conçu le plan de livres
Dont je ne com­prends même pas le titre et qui se vendent tou­jours,
Trente ans après sa mort, dis­crète­ment, sur la terre, à des uni­ver­si­taires con­scien­cieux.
Et je traîne ma vie entre deux bières avec amis qui, comme moi, écrivent sans pro­jet,
Jouent de la musique sans con­naître le solfège et font trop peu l'amour.
À mon âge, mon père en était à son troisième méti­er.
Il avait claqué la porte, comme le vent la voile, au large de plusieurs boîtes.
À mon âge, mon fils aimera déjà la femme qui pleur­era à son enter­re­ment,
Comme le père de mon père à celui de la mère de mon père.
Et, je vais seul de loy­er en loy­er, homme neuf, fils de per­son­ne, sans descen­dance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père impo­sait déjà le respect
Son des­tin était gravé dans son cœur de mar­bre
Et le monde était un livre où il ne lui restait plus qu'à recopi­er à la plume
Un texte écrit avant sa nais­sance.
Tan­dis que mon cœur est grif­fé
Et que le monde tout autour ressem­ble plus à des cartes que l'on bat sans cesse
Qu'à un livre blanc.
À mon âge, mon grand-père avait déjà été sacré roi
Et mon père avait déjà pris la Bastille,
À mon âge, mon grand-père réc­i­tait des iambes grecs solide­ment ryth­més.
Mon père les pre­miers poèmes libérés de la rime.
À mon âge, mon fils et ses amis réin­ven­teront enfin la poésie,
Elle remon­tera au Par­nasse dans leur sil­lage vic­to­rieux.
Je n'ai plus qu'à les atten­dre.

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Nou­velle poésie en pays de Liège (antholo­gie, 1998)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Nou­velle poésie en pays de Liège (Antholo­gie, 1998) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © ULiège – B. Bouck­aert.

LISON-LEROY, Françoise (née en 1951) : "C'est pas un jeu" (2008)

Elle fait le ménage chez un cou­ple dont elle aime l'homme, en secret. C'est la femme qui la paie après la tasse de café partagée. Elle a volé une pho­to de lui, une clé de sa moto, quelques enveloppes à son nom.

Ce matin elle saisit un cheveu bouclé dans le lavabo, le glisse dans sa boîte à tré­sors. Ren­trée chez elle, elle fera l'inventaire des trou­vailles, depuis le pre­mier revolver.

Paru dans…
recueil C'est pas un jeu (2008)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil C'est pas un jeu (2008) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Serge Lison.

DELAIVE, Serge (né en 1965) : "Peser l'aube" (2022)

Peser l'aube

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin où elle incendie
tes iris à peine éveil­lés
lunes d'eau ambrées qui dilu­ent
ton corps et ses per­fec­tions de fes­tin
dans les par­tic­ules char­nues de lumière
arrimées à la brise nénuphar

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin sur les brais­es
de mon implaca­ble soli­tude
que solid­i­fient mon ven­tre et mes entrailles
rongés par un rat aux dents jaunes
sous les travées lour­des de lumière
aus­si menaçantes que le futur

Amour com­bi­en pèse l'aube
ce matin quand je défie le miroir
qui te retient ou t'efface
sur sa sur­face ocre et sans tain
selon la con­stel­la­tion que tu favoris­eras
une source uni­voque de lumière
m'assignant à la nausée des ape­san­teurs.

Paru dans…
recueil Lacu­naires (2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Lacu­naires (2022) | con­tribu­teur : Karel Logist | Pho­to de cou­ver­ture par Serge Delaive.

LISEZ-VOUS LE BELGE ? Maisons d'édition à (re)découvrir – Poésie

[PILEn] La poésie ? L'art de traduire l'infime en mer­veilleux, le quo­ti­di­en en danse effrénée… De nos sym­bol­istes à nos sur­réal­istes en pas­sant par les veines con­tem­po­raines très fécon­des de la per­for­mance ou du slam, notre pays voit plus que jamais son nom épinglé sur la carte de ce genre lit­téraire. Une diver­sité riche de tons et d'intentions, voilà bien ce que vous trou­verez dans les recueils édités par ces maisons d'édition belges :

Angle Mort éditions

Hen­ri Alain & Célestin de Meeûs

Rue Jules Franc­qui, 6 ‑1190 Brux­elles
anglemorteditions.com
langlemort.edition@gmail.com

Bleu d'encre

Claude Don­nay

Rue de Bloc­q­mont, 5B – 5500 Yvoir
editeurssinguliers.be/editeur/bleu-dencre/
claude.donnay58@gmail.com

Éranthis

Geof­froy Wolters

Grand-Rue, 2–14 – 1348 Lou­vain-la-Neuve
editeurssinguliers.be/editeur/eranthis
info@ciaco.com

L'Arbre à Paroles

Mai­son de la poésie d'Amay
David Gian­noni

Place des Cloîtres, 8 – 4540 Amay
maisondelapoesie.com/editions/
contact@maisondelapoesie.com

L'Arbre de Diane

Mélanie Godin

Avenue Van Bece­laere, 184 – 1170 Brux­elles
larbre-de-diane.myshopify.com
larbredediane@gmail.com

La Pierre d'Alun

Jean Mar­che­t­ti

Rue de l'Hôtel-des-Monnaies, 81 ‑1060 Brux­elles
lapierredalun.be
lapierredalun@skynet.be

Le Chat polaire

Marie Taffore­au

Avenue Maeter­linck, 13 – 1348 Lou­vain-la-Neuve
lechatpolaire.com
lechatpolaire@gmail.com

Le Cormier

Pierre-Yves Soucy

Avenue Coghen, 146 – 1180 Brux­elles
lecormier.net
contact@lecormier.net

Le Coudrier

Joëlle Bil­ly

Grand'Place, 24 – 1435 Mont-Saint-Guib­ert
lecoudrier.weebly.com
coudriermsg@gmail.com

Le Daily-BuL

Marie Godet

Rue de la Loi, 14 – 7100 La Lou­vière
dailybulandco.be/editions.html
info@dailybulandco.be

Le Taillis Pré

Yves Namur

Rue de la Plaine 23 – 6200 Châte­lin­eau
editeurssinguliers.be/editeur/taillis-pre/
yves.namur@skynet.be

Tétras Lyre

Audrey Voos

Rue du Palais, 8 – 4000 Liège
editionstetraslyre.be
editions.tetraslyre@gmail.com

Et aussi…

La pro­duc­tion édi­to­ri­ale en Bel­gique fran­coph­o­ne est riche dans sa diver­sité, forte d'un cor­pus var­ié, généreux en gen­res lit­téraires et inspi­ra­tions. Entre l'accès au livre et les lecteurs et lec­tri­ces se trou­ve un mail­lon essen­tiel : la mai­son d'édition. Dans le cadre de la cam­pagne de pro­mo­tion du livre belge fran­coph­o­ne Lisez-vous le belge ?, le PILEn, en col­lab­o­ra­tion avec l'ADEB et les Édi­teurs sin­guliers, a créé un ensem­ble de fich­es conçues comme un out­il à des­ti­na­tion du grand pub­lic, des pro­fes­sion­nels et pro­fes­sion­nelles du livre, des enseignants et enseignantes ain­si que des jour­nal­istes. L'objectif : faire con­naître les maisons d'édition belges fran­coph­o­nes, met­tre en lumière leur exper­tise et spé­cial­i­sa­tion en les groupant par genre lit­téraire et thé­ma­tique. Ce réper­toire ne pré­tend pas à l'exhaustivité, mais con­stitue déjà une ressource qual­i­ta­tive qui per­met d'orienter lecteurs et lec­tri­ces dans le paysage édi­to­r­i­al belge en fonc­tion de leur genre de prédilec­tion…

Cliquez pour télécharg­er la liste com­plète des édi­teurs belges…

AVENTIN, Christine (née en 1975) : "Des jours longs comme un siècle" (2021)

   

Des jours longs comme un siè­cle
Les nuits durent mille ans
Ces îlots d'un quart d'heure
De vis­ites alternées
Où se règ­lent les comptes
De ton cœur insolv­able

Des spec­tres dans tes rêves
qu'interrompt à l'instant
où tu t'endors enfin
une pose de sonde
une prise de sang
Tu voudrais voir ton fils

Si les coups de ton père
dans ce loin­tain passé
dont tu fais ton his­toire
ne l'avait fis­surée
l'infection aurait-elle
franchi la masse osseuse ?

Paru dans…
recueil Scalp (2021)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Scalp (2021) | con­tribu­teur : Karel Logist | Cou­ver­ture de Ben­jamin Mon­ti.

SORTET, Gaëtan (né en 1974) : "Les feuilles et les rires s'envolent, je crois…" (2023)

Les feuilles et les rires s'envolent, je crois. La cloche sonne, je crois. J'aime bien croire. Je crois ain­si que je croîs.

C'est la messe en si. Si la tour de Pise était droite. Si les paris sportifs étaient en bouteille. Si maman scie.

Je dors tou­jours sur le dos. C'est une manière de pro­téger mes arrières… pen­sées.

Tu sais, j'aime bien ton hon­nêteté. Même si je ne t'y oblige pas. Mais j'aime bien.

Tu dois être ren­trée main­tenant. Ou pas pas pas pas pas pas pas. Ou pas pas pas.

Un jour, j'irai à New Del­hi avec toi.

On y mangera un Dal makhani.

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inédit (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : inédit | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © gaetansortet-art.be.

LECLERCQ, Pascal (né en 1975) : "J'ai mis l'été sur la banquette arrière…" (2018)

     J'ai mis l'été sur la ban­quette arrière, avec un saucis­son, une bouteille à peine entamée de whisky, un demi bac de bière, puis j'ai lancé l'auto sur la route des Ardennes, jusqu'au vil­lage où je l'ai ren­con­trée quelques années plus tôt – elle por­tait l'habit tra­di­tion­nel, jupe longue, busti­er de gitane, un voile de tulle anthracite cachait son vis­age à hau­teur des lèvres.
Au bout de trois canettes, je me suis couché ten­drement sous elle, la fer­me­ture éclair de sa robe imprimée ouverte à mes caress­es ; au bout de six, elle avait dis­paru, me lais­sant seul avec les charmes et les ormes du pré du père Gal­lé. J'ai bu encore, des coups de gnôle entre­coupés de chopes.
Au réveil, mon crâne avait la dureté d'une cage et mon cerveau bat­tait sur ses bar­reaux, furieux d'avoir été piégé. Je me suis sou­venu de ses doigts qui pas­saient pour des pétales et guéris­saient, rien qu'en les effleu­rant, mes joues. Puis le vent s'est mis à souf­fler.

Paru dans…
recueil Analyse de la men­ace (2018)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Analyse de la men­ace (2018) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © DR.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "J'étais très inquiète…" (2017, trad. Patrick Thonart, 2023)

J'étais très inquiète. Le jardin va-t-il repren­dre, les riv­ières
vont-elles couler dans la bonne direc­tion, la terre va-t-elle tourn­er
comme on lui a appris et, sinon, com­ment vais-je
cor­riger tout ça ?
Avais-je rai­son, me trompais-je, serais-je par­don­née,
puis-je faire mieux ?
Pour­rais-je un jour chanter, même les moineaux
savent chanter et moi, je suis plutôt
un cas dés­espéré.
Est-ce que ma vue baisse ou est-ce moi qui l'imagine,
vais-je souf­frir de rhu­ma­tismes,
attrap­er le tétanos, devenir démente ?
Finale­ment, j'ai vu que s'inquiéter ne menait nulle part.
Et j'ai lais­sé tomber. Et j'ai pris mon vieux corps
et je suis sor­tie dans le matin nou­veau,
et j'ai chan­té.

I worried

I wor­ried a lot. Will the gar­den grow, will the rivers
flow in the right direc­tion, will the earth turn
as it was taught, and if not how shall
I cor­rect it?
Was I right, was I wrong, will I be for­giv­en,
can I do bet­ter?
Will I ever be able to sing, even the spar­rows
can do it and I am, well,
hope­less.
Is my eye­sight fad­ing or am I just imag­in­ing it,
am I going to get rheuma­tism,
lock­jaw, demen­tia?
Final­ly, I saw that wor­ry­ing had come to noth­ing.
And gave it up. And took my old body
and went out into the morn­ing,
and sang.

Paru dans…
Devo­tions: The Select­ed Poems of Mary Oliv­er (2017)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : Devo­tions: The Select­ed Poems of Mary Oliv­er (2017) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : une sculp­ture de Béné­dicte Wesel © Benoît Naveau.

HENRARD, Agnès (né en 1959) : "Si tu me troues les ailes…" (1992)

Si tu me troues les ailes, je garderai ouverts tous
mes yeux indompt­a­bles, ceux qui fouil­lent les
déserts, nar­guent les marécages, rassem­blent les
forêts en-dessous des riv­ières. Si tu me fends les
ailes, je ferai danser l'ange plié sous mes paupières.

Paru dans…
recueil veiller sous les riv­ières (2002)

En savoir plus dans wal­loni­ca…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil veiller sous les riv­ières (2002) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.