Chapitre premier
La première ville. Des fumées, des chantiers,
des fabriques. Des abris de papiers et de cendres.
Des enfants, des chiens. Enfants mendiants et cireurs
de bottes, courant dans la poussière d'octobre, dans
les eaux noires des orages. C'est une ville énorme,
un océan de poussières et de cendres.
Au ‑delà, les vergers, les collines rondes, les forêts
froides et noires où dorment les voleurs.
C'est un premier voyage. On a déjà connu
les campagnes parfois très blanches, les plages
lointaines où meurent les baleines et les nageurs
si pâles.
La première ville, immense et noire. On ne peut
supporter cela, ces lieux fiévreux, cette peur. Le ciel
est pourtant très bleu quand se déchire la ville
et s'effondre.
Il faut alors retourner aux campagnes et traverser les plaines où courent des enfants qui la suivent et la chassent, lui lancent des poignées de pois, des poignées de graines et de noix.
Et les mères accroupies les regardent en riant, les regardent en triant les grains, en berçant les enfants, en cuisant des viandes et en cueillant les fruits, les regardent courir dans les champs arides,
en plein midi.
C'est toujours le début du premier voyage.
On se cache des enfants cruels et des mères.
On est très solitaire. On a un corps qui parfois ne peut plus supporter l'exil. On a besoin de lécher et de mordre, de laisser venir les cris, les larmes.
Le désir est insurmontable. On va chercher alors des ombres sur les plages et dans les grands hôtels très blancs. La mer est rouge et immobile. Dans la ville, il y a les étrangleurs de femmes, les soldats ivres et sauvages.
Il est facile de trouver une ombre solitaire et remplie de désir. La chambre est blanche et brûlante.
On n'entend plus rien des bruits des plages et de la ville. Seuls les corps dans la chambre. Et même plus les cris, les voix, les bruits des pas d'hommes ivres, seuls. Il y a deux ombres, des silences aigus. Il n'y a aucune douleur. Simplement des corps qui s'épuisent à se prendre.
L'ombre ne regarde pas la mer si rouge, les plages noires et couvertes de pelures d'oranges.
Peut-être est-ce déjà la fin. Peut-être n' y‑a-t-il plus rien. Plus rien que le désir infime. Plus rien que la chaleur et la lumière. Il faudrait quitter l'ombre et inventer une autre histoire. Un voyage encore. Une histoire de voyage inutile et jusqu'au bout
des forces. Ou croire à un retour possible. Il faudrait alors inventer d'autres ombres, un nouveau parcours. Peut-être aussi suffirait-il de changer son regard, voir l'ombre comme une image, un reflet de soi-même, infiniment variable et impossible à saisir vraiment.
Les gens diront qu'elle est partie, qu'elle a quitté les grands hôtels trop blancs, la ville pleine de soldats enivrés et d'étrangleurs de femmes, la plage trop brûlante et les palmiers trop verts, la chambre ouverte sur la mer et le ciel.
L'ombre la suivra peut- être, ou peut-être se tuera, se laissera glisser du haut de la falaise. On ne peut savoir où elle va. On ne peut plus rien savoir d'elle.
On sait seulement la pluie, la pluie tant attendue qui maintenant s'acharne et inonde les terres,
les chemins, les toîts de paille et de branches.
Et ruisellent les terres. De nouveau, ces lourdes boues que charrient les fleuves et qui bavent sur les rives. On sait seulement cette épaisseur de l'air, parfois.
Peut-être l'ombre est- elle morte. Peut-être regarde ‑t- elle la pluie sur la mer. Peut- être la cherche-t- elle dans la ville inondée, parmi les marins ivres, les égorgeurs de femmes. Peut-être eût elle dû la retenir, l'empêcher de retourner aux campagnes et aux plaines la tuer dans la chambre.
Il y a la pluie, toujours. Il y a toujours le vent
qui décoiffe les femmes et gonfle les corsages,
les enfants buvant aux ruisseaux. Les puits débordent. On y puise l'eau du bain. On baigne les cheveux qui coulent jusqu'au sol de terre.
Pourtant
continue le voyage, vers les océans bien trop noirs et bien trop violents, les océans furieux fouettant les sables et les herbes des dunes, vers les montagnes aigües et quelques fois fumantes, nourrissant dans leurs flancs des laves rouges. Dangereux voyage jusqu'au bord des cratères, alors que gronde sous les cendres le feu qui réveillera les pépites endormies, les sillons figés, les tendres coteaux, qui fera de la ville un très pur brasier rouge, une large rivière charriant les laves rousses, et les enfants croiront en une ultime fête, riront des flammes épaisses embrasant les collines, de la nuit lumineuse et du ciel incendié, ne verront rien de la mort et des pleurs, croiront que mille oiseaux encerclent la colline, croiront que la terre s'ouvre sur dix-mille trésors
et que coulent du sol de très longs filets d'or.
Continue le voyage et le long réveil, jusqu'aux campagnes froides et jusqu'aux autres plages où meurent les baleines et les nageurs très pâles. On peut y oublier toutes les laves rousses et tous les enfants morts. On y reste longtemps,
on se nourrit de vers de vase et d'algues.
On peut y construire une cabane étroite, une case de palmes, un radeau de brindilles. Mais on n'y construit rien. On ne reconnaît plus la mer. On s'y laisse glisser comme dans un lit tiède.
On s'oublie au milieu des étoiles.
C'est alors l'inévitable, le vide. Mais à quel moment du voyage ? Trop de soleil, trop de chaleur et la douleur de tant de lumière, de tant de couleurs
et de cris, de tant d'espace, de tant de vent,
de tant de pluies.
L'ennui, peut-être, la disparition du rêve :
Ou l'étrangeté de son corps, la gêne de soi-même, le regret de l'enfance, la douleur d'avoir perdu le fil, d'avoir quitté les terres lourdes et les campagnes, les choses anciennes, les hivers et les neiges,
les fruits très rouges et tachant les chemises.
Les gens diront qu'elle est plus maigre. Epaules aigües. Elle penche un peu la nuque, ne court jamais, marche toujours dans l'ombre des portails et s'arrête aux fontaines, ne rit plus avec les enfants et les mères.
Les gens diront encore qu'elle s'enferme parfois dans d'étroites chambres, dans de petits réduits, s'enferme et boit de forts alcools aux saveurs terreuses, au goût de cendres, qu'elle reste nue dans l'ombre alors que suffoque la ville et que les hôtels sont plus blancs encore et plus grands, que la chaleur est écrasante et affolle les femmes, surprend les enfants au fond de leur sommeil.
On doit attendre la nuit pour ramener du fleuve l'eau grise et puante que l'on donne aux enfants, dont on baigne les corps et les cheveux, les terres éclatées, la poussière des jardins.
A quel moment du voyage? Peut-être au tout début. quand elle est encore blanche et neuve dans ces endroits ravageurs, ces villes étouffantes,
ces campagnes brûlées, ces montagnes impossibles. Sans-doute au début du voyage, avant la décision d'un retour possible, avant la décision d'un voyage encore, d'un autre voyage, différent.
D'autres diront qu'ils l'ont vue dans les villages, blanche, vive et turbulente, le long des rivières et dans les plaines sèches et brûlées, gravissant les collines et les sentiers arides alors que tout est immobile sous le soleil terrible et ravageur, que le vent torride appauvrit les jardins, assèche les rivières et creuse les terres de fins sillons, de fissures et d'éclats.
Ce n'est plus un voyage. Il n'y a plus de mouvement, d'errance. Il y a seulement la chaleur immuable et la poussière qui étrangle les campagnes, les champs maintenant gris, maintenant secs et couverts
de fissures.
C'est un arrêt complet, une mort lente et blanche comme la lumière aveuglante et chaque jour plus crue. C'est comme la neige d'avant le départ, c'est une très fine et très pure brûlure.
Le second voyage sera plus lent, plus immobile.
Il n'est pas encore terminé, il traîne dans les coins de la dernière ville, dans les chambres des hôtels et le long des avenues très larges, grises et calmes comme les anciens fleuves. On pourrait imaginer vivre encore longtemps ainsi. On n' imagine pourtant rien. On est un peu à bout de souffle. On a seulement des envies ou des peurs. On pense parfois à la neige ou à l'enfance. Avant, il y avait les maisons tièdes et les jardins brûlés de neige. Il y avait les sœurs et les frères et les chambres où les sommeils étaient paisibles. Ce n'est plus un voyage. C'est quelque• chose d'immobile et de blanc, de très brûlant.
C'est un voyage sans but ni forme. Ce n'est plus un voyage. C'est une marche-arrière, un recul aveugle. C'est un voyage qui ronge et désarme. Ce n'est plus rien qu'une douleur qui brûle comme les feux de soleils déchaînés, aigus et durs comme des lames.
Les gens diront qu'elle n'aurait jamais dû laisser
un homme seul, durant tout un hiver.
Chapitre deuxième
De leur prison de verre, ils sont les voyeurs figés et inutiles penchés par des fênetres ouvertes sur le noir. La nuit d'une ville si lente et vide. Dans leur prison de verre, ils cherchent les coins d'ombre et y restent longtemps. C'est un exil qui mène à l'exil des corps, à l'exil de l'amour.
C'est un voyage qui mène à la parfaite solitude.
Il faut surtout empêcher le désir. C'est un voyage en soi-même, une longue descente dans le puits qu'on est.
C'est un châtiment très subtil, c'est un voyage immobile (on a autrefois laissé un homme durant tout un hiver dans une ville froide et grise). C'était pour un premier voyage. Celui-ci est terne et vide. Ce n'est qu'une longue descente en soi-même, pour y trouver des débris, de vieux morceaux de vie, des éclats de passions anciennes. C'est un voyage sans but ni forme. On en devient amer et las.
On en oublie la fin, le début, la cause.
On est dans le repaire de verre. Il n'y a plus rien que le noir. Tous deux ne souffrent pas autant. L'un demande à l'autre de se réjouir de son nouvel amour. L'autre sera sa prisonnière.
Il faudra une fin au voyage, changer de prison,
de repaire, redevenir parfaite solitaire. Peut-être un nouveau voyage, vers d'autres plages, d'autres ombres.
Dans leur repaire de verre, ils sont blanc et noir. L'un des deux doit être aveugle. (C'est le jeu qu'ils ont inventé). L'autre est aveuglant et brille, l'une est terne et aveuglée. Aveuglant brille. Aveugle pleure.
Il est impossible de les réunir.
Il reste peu de temps à vivre dans la prison de verre. Il faut maintenant caresser la douleur. Savoir que l'on doit revenir à soi-même.
On a accompagné un homme dans le voyage. C'était pour se reconnaître.
Plus tard le ciel sera très rouge. C'est une nuit qui tombe vite. On regarde surtout les lumières des collines, celles des maisons de papiers
et de cendres. Plus proches, les néons de l'avenue.
Les gens diront qu'elle n'aurait pas dû laisser un homme seul ainsi. Ils diront qu'ils se sont reconnus, pourtant, se sont réunis, enfin, essoufflés, fiévreux. Ils se sont enfermés dans la prison de verre, n'ont rien vu des jardins, des aubes rouges et flambantes. On dira qu'ils se sont aveuglés, se sont perdus
à trop vouloir se reconnaître.
Certains diront encore qu'elle a quitté le repaire de verre pour des chambres sombres, de minces réduits, qu'elle a enfin découvert la ville et s'est souvent égarée dans les quartiers enfumés et gris.
Ils diront qu'elle a brusquement quitté le pays, laissant l'homme ébloui, qu'elle est revenue aux campagnes de l'enfance, aux givres de décembre, aux fruits rouges des jardins, aux chambres tièdes où dorment les sœurs et les frères.
Il y eut cette prison de verre, là-haut, en haut d'une tour moderne comme on en voit dans ce genre de ville. C'est un pays où il convient pourtant de vivre dans des endroits sauvages et surtout loin des villes. Au bord des plages où naissent les baleines.
On a connu ces plages. C'était un premier voyage. Il n'y avait qu'un corps. Il y a eu des hôtels et des ombres, contre son corps solitaire. Des ombres fines et douces, impalpables et légères, et qui laissaient les draps intacts.
Dans cette prison de verre, il y eut deux corps, plus solitaires encore.
Chapitre troisième
Ce sera un nouveau voyage, très noir et beau comme une mort lente et aride. Voyage vers les délicieux abîmes, vers les forêts très denses et bleues,
vers les campagnes sans ombres, sans voiles, sans puits, sans bruit. Ce sera l'ultime voyage, longue descente vers les plages mortelles, vers les mers miroitantes et douces et dévorantes. Autant de lieux brûlants et somptueux. Cavernes et fours et falaises blanches. Ce seront les derniers cris, les avalanches, les foudres (enfin poursuivre le voyage, retrouver un chemin ; même si c'est l'ultime, le plus sec,
le plus blanc et aveuglant).
Ce sera le dernier voyage avant le sommeil, avant la mort, la nuit. Il y aura l'oubli des corps et des nausées. Il n'y aura plus de dégoût, plus de vacarme. Les yeux vides de tout cri, de toute colère.
Une très belle et forte impatience à mourir.
C'est ailleurs et ce n'est rien d'autre. Rien d'autre qu'une ville grouillante et pourtant vide et longue et parfois presqu'immobile. C'est ailleurs et comme partout. Il y a ici les même odeurs qu'ailleurs, au fil des mêmes errances. Il y a la lourdeur des dimanches qui s'étirent alors que le ciel est si pur et la lumière forte et blanche.
C'est ailleurs, c'est autre part, c'est une infime part du monde, entre le désert et la mer. Il n'y a rien
de très étrange ni de très fort, rien que des choses moyennes et pâles, une ambiance sans rythme ni cris, un rythme de ville sourde et vieillie par une foule aveugle et lente.
C'est comme un faux hiver où les neiges s'égarent et traînent alors que les orages crépitent sur la ville et abîment le sommeil des dormeurs fébriles.
Les neiges si lointaines et bleues que les vieillards inventent tièdes, et que l'enfant dessine comme un très grand silence, comme une mer très calme et claire, comme un désert de sel.
Achevé d'imprimer le 25 juin 1988 par l'imprimerie de Nyundo, Rwanda. Cette édition originale de Aveugles Voyages à été tirée à deux cents exemplaires numérotés de 1 à 200.
N°17
Paru dans…
Aveugles voyages (Rwanda, 1986–1987)
En savoir plus dans wallonica…
Infos qualité…
Statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : texte original | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR.
Lire et dire plus en Walllonie-Bruxelles…
- FRANÇOIS, Rose-Marie (née en 1939) : "Sur le passage de Leiah" (1997)
- BOUMAL, Louis (1890–1918) : "Ne rouvre pas ce livre, il fait mal…" (1917)
- BOUMAL, Louis (1890–1918) : "J’écoute passer l’heure et la brume glisser…" (1916)
- DEMOULIN, Laurent (né en 1966) : "Génération perdue" (1998)
- LOGIST, Karel (né en 1962) : "La vie au lendemain de ma vie avec toi…" (2007)
- ORBAN, Joseph (1957–2014) : "Ce sont les derniers trains…" (1989)
- MELAGE (05) : "La cloche du beffroi" (1930)
- THONART, Patrick (né en 1961) : "L’œil de l’Homme est dans le lac…" (2014)
- PURNELLE, Gérald (né en 1961) : "les évidences sont les poids morts…" (1998)
- MELAGE (04) : "Jacques van Artevelde" (1930)