HENRARD, Agnès (né en 1959) : "Aveugles voyages" (1986–1987)

Chapitre premier

La pre­mière ville. Des fumées, des chantiers,
des fab­riques. Des abris de papiers et de cen­dres.
Des enfants, des chiens. Enfants men­di­ants et cireurs
de bottes, courant dans la pous­sière d'octobre, dans
les eaux noires des orages. C'est une ville énorme,
un océan de pous­sières et de cen­dres.

Au ‑delà, les verg­ers, les collines ron­des, les forêts
froides et noires où dor­ment les voleurs.

C'est un pre­mier voy­age. On a déjà con­nu
les cam­pagnes par­fois très blanch­es, les plages
loin­taines où meurent les baleines et les nageurs
si pâles.

La pre­mière ville, immense et noire. On ne peut
sup­port­er cela, ces lieux fiévreux, cette peur. Le ciel
est pour­tant très bleu quand se déchire la ville
et s'effondre.

 

Il faut alors retourn­er aux cam­pagnes et tra­vers­er les plaines où courent des enfants qui la suiv­ent et la chas­sent, lui lan­cent des poignées de pois, des poignées de graines et de noix.

Et les mères accroupies les regar­dent en riant, les regar­dent en tri­ant les grains, en berçant les enfants, en cuisant des vian­des et en cueil­lant les fruits, les regar­dent courir dans les champs arides,
en plein midi.

C'est tou­jours le début du pre­mier voy­age.
On se cache des enfants cru­els et des mères.

 

On est très soli­taire. On a un corps qui par­fois ne peut plus sup­port­er l'exil. On a besoin de léch­er et de mor­dre, de laiss­er venir les cris, les larmes.
Le désir est insur­montable. On va chercher alors des ombres sur les plages et dans les grands hôtels très blancs. La mer est rouge et immo­bile. Dans la ville, il y a les étran­gleurs de femmes, les sol­dats ivres et sauvages.

Il est facile de trou­ver une ombre soli­taire et rem­plie de désir. La cham­bre est blanche et brûlante.
On n'entend plus rien des bruits des plages et de la ville. Seuls les corps dans la cham­bre. Et même plus les cris, les voix, les bruits des pas d'hommes ivres, seuls. Il y a deux ombres, des silences aigus. Il n'y a aucune douleur. Sim­ple­ment des corps qui s'épuisent à se pren­dre.

L'ombre ne regarde pas la mer si rouge, les plages noires et cou­vertes de pelures d'oranges.

 

Peut-être est-ce déjà la fin. Peut-être n' y‑a-t-il plus rien. Plus rien que le désir infime. Plus rien que la chaleur et la lumière. Il faudrait quit­ter l'ombre et inven­ter une autre his­toire. Un voy­age encore. Une his­toire de voy­age inutile et jusqu'au bout
des forces. Ou croire à un retour pos­si­ble. Il faudrait alors inven­ter d'autres ombres, un nou­veau par­cours. Peut-être aus­si suf­fi­rait-il de chang­er son regard, voir l'ombre comme une image, un reflet de soi-même, infin­i­ment vari­able et impos­si­ble à saisir vrai­ment.

 

Les gens diront qu'elle est par­tie, qu'elle a quit­té les grands hôtels trop blancs, la ville pleine de sol­dats enivrés et d'étrangleurs de femmes, la plage trop brûlante et les palmiers trop verts, la cham­bre ouverte sur la mer et le ciel.

L'ombre la suiv­ra peut- être, ou peut-être se tuera, se lais­sera gliss­er du haut de la falaise. On ne peut savoir où elle va. On ne peut plus rien savoir d'elle.

On sait seule­ment la pluie, la pluie tant atten­due qui main­tenant s'acharne et inonde les ter­res,
les chemins, les toîts de paille et de branch­es.
Et ruisel­lent les ter­res. De nou­veau, ces lour­des boues que char­ri­ent les fleuves et qui bavent sur les rives. On sait seule­ment cette épais­seur de l'air, par­fois.

 

Peut-être l'ombre est- elle morte. Peut-être regarde ‑t- elle la pluie sur la mer. Peut- être la cherche-t- elle dans la ville inondée, par­mi les marins ivres, les égorgeurs de femmes. Peut-être eût elle dû la retenir, l'empêcher de retourn­er aux cam­pagnes et aux plaines la tuer dans la cham­bre.

Il y a la pluie, tou­jours. Il y a tou­jours le vent
qui décoiffe les femmes et gon­fle les cor­sages,
les enfants buvant aux ruis­seaux. Les puits débor­dent. On y puise l'eau du bain. On baigne les cheveux qui coulent jusqu'au sol de terre.

 

Pour­tant
con­tin­ue le voy­age, vers les océans bien trop noirs et bien trop vio­lents, les océans furieux fou­et­tant les sables et les herbes des dunes, vers les mon­tagnes aigües et quelques fois fumantes, nour­ris­sant dans leurs flancs des laves rouges. Dan­gereux voy­age jusqu'au bord des cratères, alors que gronde sous les cen­dres le feu qui réveillera les pépites endormies, les sil­lons figés, les ten­dres coteaux, qui fera de la ville un très pur brasi­er rouge, une large riv­ière char­ri­ant les laves rouss­es, et les enfants croiront en une ultime fête, riront des flammes épaiss­es embras­ant les collines, de la nuit lumineuse et du ciel incendié, ne ver­ront rien de la mort et des pleurs, croiront que mille oiseaux encer­clent la colline, croiront que la terre s'ouvre sur dix-mille tré­sors
et que coulent du sol de très longs filets d'or.

 

Con­tin­ue le voy­age et le long réveil, jusqu'aux cam­pagnes froides et jusqu'aux autres plages où meurent les baleines et les nageurs très pâles. On peut y oubli­er toutes les laves rouss­es et tous les enfants morts. On y reste longtemps,
on se nour­rit de vers de vase et d'algues.
On peut y con­stru­ire une cabane étroite, une case de palmes, un radeau de brindilles. Mais on n'y con­stru­it rien. On ne recon­naît plus la mer. On s'y laisse gliss­er comme dans un lit tiède.
On s'oublie au milieu des étoiles.

 

C'est alors l'inévitable, le vide. Mais à quel moment du voy­age ? Trop de soleil, trop de chaleur et la douleur de tant de lumière, de tant de couleurs
et de cris, de tant d'espace, de tant de vent,
de tant de pluies.

L'ennui, peut-être, la dis­pari­tion du rêve :
Ou l'étrangeté de son corps, la gêne de soi-même, le regret de l'enfance, la douleur d'avoir per­du le fil, d'avoir quit­té les ter­res lour­des et les cam­pagnes, les choses anci­ennes, les hivers et les neiges,
les fruits très rouges et tachant les chemis­es.

Les gens diront qu'elle est plus mai­gre. Epaules aigües. Elle penche un peu la nuque, ne court jamais, marche tou­jours dans l'ombre des por­tails et s'arrête aux fontaines, ne rit plus avec les enfants et les mères.

 

Les gens diront encore qu'elle s'enferme par­fois dans d'étroites cham­bres, dans de petits réduits, s'enferme et boit de forts alcools aux saveurs ter­reuses, au goût de cen­dres, qu'elle reste nue dans l'ombre alors que suf­foque la ville et que les hôtels sont plus blancs encore et plus grands, que la chaleur est écras­ante et affolle les femmes, sur­prend les enfants au fond de leur som­meil.
On doit atten­dre la nuit pour ramen­er du fleuve l'eau grise et puante que l'on donne aux enfants, dont on baigne les corps et les cheveux, les ter­res éclatées, la pous­sière des jardins.

A quel moment du voy­age? Peut-être au tout début. quand elle est encore blanche et neuve dans ces endroits ravageurs, ces villes étouf­fantes,
ces cam­pagnes brûlées, ces mon­tagnes impos­si­bles. Sans-doute au début du voy­age, avant la déci­sion d'un retour pos­si­ble, avant la déci­sion d'un voy­age encore, d'un autre voy­age, dif­férent.

 

D'autres diront qu'ils l'ont vue dans les vil­lages, blanche, vive et tur­bu­lente, le long des riv­ières et dans les plaines sèch­es et brûlées, gravis­sant les collines et les sen­tiers arides alors que tout est immo­bile sous le soleil ter­ri­ble et ravageur, que le vent tor­ride appau­vrit les jardins, assèche les riv­ières et creuse les ter­res de fins sil­lons, de fis­sures et d'éclats.

 

Ce n'est plus un voy­age. Il n'y a plus de mou­ve­ment, d'errance. Il y a seule­ment la chaleur immuable et la pous­sière qui étran­gle les cam­pagnes, les champs main­tenant gris, main­tenant secs et cou­verts
de fis­sures.

C'est un arrêt com­plet, une mort lente et blanche comme la lumière aveuglante et chaque jour plus crue. C'est comme la neige d'avant le départ, c'est une très fine et très pure brûlure.

 

Le sec­ond voy­age sera plus lent, plus immo­bile.
Il n'est pas encore ter­miné, il traîne dans les coins de la dernière ville, dans les cham­bres des hôtels et le long des avenues très larges, gris­es et calmes comme les anciens fleuves. On pour­rait imag­in­er vivre encore longtemps ain­si. On n' imag­ine pour­tant rien. On est un peu à bout de souf­fle. On a seule­ment des envies ou des peurs. On pense par­fois à la neige ou à l'enfance. Avant, il y avait les maisons tièdes et les jardins brûlés de neige. Il y avait les sœurs et les frères et les cham­bres où les som­meils étaient pais­i­bles. Ce n'est plus un voy­age. C'est quelque• chose d'immobile et de blanc, de très brûlant.

C'est un voy­age sans but ni forme. Ce n'est plus un voy­age. C'est une marche-arrière, un recul aveu­gle. C'est un voy­age qui ronge et désarme. Ce n'est plus rien qu'une douleur qui brûle comme les feux de soleils déchaînés, aigus et durs comme des lames.

Les gens diront qu'elle n'aurait jamais dû laiss­er
un homme seul, durant tout un hiv­er.

 

Chapitre deuxième

De leur prison de verre, ils sont les voyeurs figés et inutiles penchés par des fêne­tres ouvertes sur le noir. La nuit d'une ville si lente et vide. Dans leur prison de verre, ils cherchent les coins d'ombre et y restent longtemps. C'est un exil qui mène à l'exil des corps, à l'exil de l'amour.

C'est un voy­age qui mène à la par­faite soli­tude.
Il faut surtout empêch­er le désir. C'est un voy­age en soi-même, une longue descente dans le puits qu'on est.

C'est un châ­ti­ment très sub­til, c'est un voy­age immo­bile (on a autre­fois lais­sé un homme durant tout un hiv­er dans une ville froide et grise). C'était pour un pre­mier voy­age. Celui-ci est terne et vide. Ce n'est qu'une longue descente en soi-même, pour y trou­ver des débris, de vieux morceaux de vie, des éclats de pas­sions anci­ennes. C'est un voy­age sans but ni forme. On en devient amer et las.
On en oublie la fin, le début, la cause.

 

On est dans le repaire de verre. Il n'y a plus rien que le noir. Tous deux ne souf­frent pas autant. L'un demande à l'autre de se réjouir de son nou­v­el amour. L'autre sera sa pris­on­nière.

Il fau­dra une fin au voy­age, chang­er de prison,
de repaire, rede­venir par­faite soli­taire. Peut-être un nou­veau voy­age, vers d'autres plages, d'autres ombres.

Dans leur repaire de verre, ils sont blanc et noir. L'un des deux doit être aveu­gle. (C'est le jeu qu'ils ont inven­té). L'autre est aveuglant et brille, l'une est terne et aveuglée. Aveuglant brille. Aveu­gle pleure.
Il est impos­si­ble de les réu­nir.

 

Il reste peu de temps à vivre dans la prison de verre. Il faut main­tenant caress­er la douleur. Savoir que l'on doit revenir à soi-même.

On a accom­pa­g­né un homme dans le voy­age. C'était pour se recon­naître.

Plus tard le ciel sera très rouge. C'est une nuit qui tombe vite. On regarde surtout les lumières des collines, celles des maisons de papiers
et de cen­dres. Plus proches, les néons de l'avenue.

 

Les gens diront qu'elle n'aurait pas dû laiss­er un homme seul ain­si. Ils diront qu'ils se sont recon­nus, pour­tant, se sont réu­nis, enfin, essouf­flés, fiévreux. Ils se sont enfer­més dans la prison de verre, n'ont rien vu des jardins, des aubes rouges et flam­bantes. On dira qu'ils se sont aveuglés, se sont per­dus
à trop vouloir se recon­naître.

Cer­tains diront encore qu'elle a quit­té le repaire de verre pour des cham­bres som­bres, de minces réduits, qu'elle a enfin décou­vert la ville et s'est sou­vent égarée dans les quartiers enfumés et gris.
Ils diront qu'elle a brusque­ment quit­té le pays, lais­sant l'homme ébloui, qu'elle est rev­enue aux cam­pagnes de l'enfance, aux givres de décem­bre, aux fruits rouges des jardins, aux cham­bres tièdes où dor­ment les sœurs et les frères.

 

Il y eut cette prison de verre, là-haut, en haut d'une tour mod­erne comme on en voit dans ce genre de ville. C'est un pays où il con­vient pour­tant de vivre dans des endroits sauvages et surtout loin des villes. Au bord des plages où nais­sent les baleines.
On a con­nu ces plages. C'était un pre­mier voy­age. Il n'y avait qu'un corps. Il y a eu des hôtels et des ombres, con­tre son corps soli­taire. Des ombres fines et douces, impal­pa­bles et légères, et qui lais­saient les draps intacts.

Dans cette prison de verre, il y eut deux corps, plus soli­taires encore.

 

Chapitre troisième

Ce sera un nou­veau voy­age, très noir et beau comme une mort lente et aride. Voy­age vers les déli­cieux abîmes, vers les forêts très dens­es et bleues,
vers les cam­pagnes sans ombres, sans voiles, sans puits, sans bruit. Ce sera l'ultime voy­age, longue descente vers les plages mortelles, vers les mers miroi­tantes et douces et dévo­rantes. Autant de lieux brûlants et somptueux. Cav­ernes et fours et falais­es blanch­es. Ce seront les derniers cris, les avalanch­es, les foudres (enfin pour­suiv­re le voy­age, retrou­ver un chemin ; même si c'est l'ultime, le plus sec,
le plus blanc et aveuglant).

Ce sera le dernier voy­age avant le som­meil, avant la mort, la nuit. Il y aura l'oubli des corps et des nausées. Il n'y aura plus de dégoût, plus de vacarme. Les yeux vides de tout cri, de toute colère.
Une très belle et forte impa­tience à mourir.

 

C'est ailleurs et ce n'est rien d'autre. Rien d'autre qu'une ville grouil­lante et pour­tant vide et longue et par­fois presqu'immobile. C'est ailleurs et comme partout. Il y a ici les même odeurs qu'ailleurs, au fil des mêmes errances. Il y a la lour­deur des dimanch­es qui s'étirent alors que le ciel est si pur et la lumière forte et blanche.

C'est ailleurs, c'est autre part, c'est une infime part du monde, entre le désert et la mer. Il n'y a rien
de très étrange ni de très fort, rien que des choses moyennes et pâles, une ambiance sans rythme ni cris, un rythme de ville sourde et vieil­lie par une foule aveu­gle et lente.

C'est comme un faux hiv­er où les neiges s'égarent et traî­nent alors que les orages crépi­tent sur la ville et abî­ment le som­meil des dormeurs fébriles.
Les neiges si loin­taines et bleues que les vieil­lards inven­tent tièdes, et que l'enfant des­sine comme un très grand silence, comme une mer très calme et claire, comme un désert de sel.


Achevé d'imprimer le 25 juin 1988 par l'imprimerie de Nyun­do, Rwan­da. Cette édi­tion orig­i­nale de Aveu­gles Voy­ages à été tirée à deux cents exem­plaires numérotés de 1 à 200.

N°17

Paru dans…
Aveu­gles voy­ages (Rwan­da, 1986–1987)

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BARBARA (Monique Andrée SERF dite -, 1930–1997) : "Mon enfance" (1968)

J'ai eu tort, je suis rev­enue
dans cette ville au loin per­due
où j'avais passé mon enfance.
J'ai eu tort, j'ai voulu revoir
le coteau où glis­saient le soir
bleu et gris ombres de silence.
Et j’ai retrou­vé comme avant,
longtemps après,
le coteau, l'arbre se dres­sant,
comme au passé.

J'ai marché les tem­pes brûlantes,
croy­ant étouf­fer sous mes pas,
les voies du passé qui nous hantent
et revi­en­nent son­ner le glas.
Et je me suis couchée sous l'arbre
et c'était les mêmes odeurs
et j'ai lais­sé couler mes pleurs,
mes pleurs.

J'ai mis mon dos nu à l'écorce,
l'arbre m'a redonné des forces,
tout comme au temps de mon enfance.
Et longtemps j'ai fer­mé les yeux,
je crois que j'ai prié un peu,
je retrou­vais mon inno­cence.
Avant que le soir ne se pose,
j'ai voulu voir
la mai­son fleurie sous les ros­es,
J'ai voulu voir,

Le jardin où nos cris d'enfants
jail­lis­saient comme source claire.
Jean-Claude et Régine et puis Jean,
tout rede­ve­nait comme hier.
Le par­fum lourd des sauges rouges,
les dahlias fauves dans l'allée,
le puits, tout, j'ai tout retrou­vé,
hélas.

La guerre nous avait jeté là,
d'autres furent moins heureux je crois,
au temps joli de leur enfance.
La guerre nous avait jeté là,
nous viv­ions comme hors la loi,
et j'aimais cela quand j'y pense.

Oh mes print­emps, oh mes soleils,
oh mes folles années per­dues,
oh mes quinze ans, oh mes mer­veilles,
que j'ai mal d'être rev­enue.
Oh les noix fraîch­es de sep­tem­bre
et l'odeur des mûres écrasées,
c'est fou, tout, j'ai tout retrou­vé,
hélas.

Il ne faut jamais revenir
aux temps cachés des sou­venirs
du temps béni de son enfance.
Car par­mi tous les sou­venirs
ceux de l'enfance sont les pires,
ceux de l'enfance nous déchirent.

Oh ma très chérie, oh ma mère,
ou êtes-vous donc aujourd'hui ?
Vous dormez au chaud de la terre
et moi je suis venue ici
pour y retrou­ver votre rire,
vos colères et votre jeunesse,
et je reste seule avec ma détresse,
hélas.

Pourquoi suis-je donc rev­enue
et seule au détour de ces rues
j'ai froid, j'ai peur, le soir se penche.
Pourquoi suis-je venue ici,
où mon passé me cru­ci­fie,
où dort à jamais mon enfance ?

Extrait de…
Disque Le soleil noir (1968)

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MELAGE (00) : L’âme belge, Poèmes pour le centenaire (recueil, 1930)

Rome avait mis son pied tri­om­phant sur le monde.
Rome jetait sa force orgueilleuse et pro­fonde
A l'assaut des Gaulois, à l'assaut des Ger­mains.
Le génie et la gloire ouvrent tous les chemins :
Les aigles s'éployaient sur l'Asie et l'Afrique,
Les légions touchaient aux grèves d'Armorique,
Et les peu­ples vain­cus fuyaient de toute part
Devant ce nom divin et ter­ri­ble : César.
Qui donc pou­vait encor, dressé comme une cible,
Braver le demi-dieu, affron­ter l'invincible !
C'est alors que jail­lit, sec­ouant les forêts,
Sec­ouant le som­meil frigide des marais,
Le for­mi­da­ble cri, le cri rauque et sauvage
De ceux qui préféraient la mort à l'esclavage,
Le cri sub­lime qui, vibrant comme l'airain,
Ebran­la les échos de la mer jusqu'au Rhin.
Et les chênes mous­sus sous leurs vieilles ramures,
Et les huttes croulant sous les noires ver­dures,
Virent pass­er, casqués de leurs cornes d'aurochs,
Fran­chissant les four­rés, les riv­ières, les rocs,
Héris­sés, mus­culeux, dar­d­ant toute leur force
Sous la nudité mate et rude de leur torse,
Les cent mille guer­ri­ers, suprêmes défenseurs
Du sol belge insulté par les envahisseurs […]

MÉLAGE (F.). L’âme belge. Poèmes pour le cen­te­naire. Carls­bourg, Édi­tion de la revue belge de péd­a­gogie, 1930 ; in‑4, 60 pp., broché, cou­ver­ture rem­pliée. Avec les illus­tra­tions du F. Mabin-Joseph.

"F." sig­ni­fie ici "Frère" : Les Frères des Ecoles Chré­ti­ennes (au Con­go depuis 1910) comp­tait en leur rang le frère Mélage, pre­mier biographe du frère Mutien-Marie (1841–1917), canon­isé par l'église catholique (30 jan­vi­er).

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ELUARD, Paul (1895–1952) : "Ma morte vivante" (1947)

Dans mon cha­grin, rien n’est en mou­ve­ment
J’attends, per­son­ne ne vien­dra
Ni de jour, ni de nuit
Ni jamais plus de ce qui fut moi-même

Mes yeux se sont séparés de tes yeux
Ils per­dent leur con­fi­ance, ils per­dent leur lumière
Ma bouche s’est séparée de ta bouche
Ma bouche s’est séparée du plaisir
Et du sens de l’amour, et du sens de la vie
Mes mains se sont séparées de tes mains
Mes mains lais­sent tout échap­per
Mes pieds se sont séparés de tes pieds
Ils n’avanceront plus, il n’y a plus de route
Ils ne con­naîtront plus mon poids, ni le repos

Il m’est don­né de voir ma vie finir
Avec la tienne
Ma vie en ton pou­voir
Que j’ai crue infinie

Et l’avenir mon seul espoir c’est mon tombeau
Pareil au tien cerné d’un monde indif­férent
J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres

Extrait de…
Le temps débor­de (1947, posth. 1963)

Et dans wallonica.org…

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MICHAUX, Henri (1899–1984) : "Plume voyage" (1930)

Plume ne peut pas dire qu’on ait exces­sive­ment d’égards pour lui en voy­age. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’essuient tran­quille­ment les mains à son veston. Il a fini par s’habituer. Il aime mieux voy­ager avec mod­estie. Tant que ce sera pos­si­ble, il le fera.

Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assi­ette, une grosse racine : « Allons, mangez, qu’est-ce que vous atten­dez ? »

« Oh, bien, tout de suite, voilà. » Il ne veut pas s’attirer des his­toires inutile­ment.

Et si, la nuit, on lui refuse un lit : « Quoi ? Vous n’êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c’est le moment de la journée où l’on marche le plus facile­ment. »

« Bien, bien, oui, cer­taine­ment. C’était pour rire, naturelle­ment. Oh oui, par… plaisan­terie. » Et il repart dans la nuit obscure.

Et si on le jette hors du train : « Ah ! alors vous pensez qu’on a chauf­fé depuis trois heures cette loco­mo­tive et attelé huit voitures pour trans­porter un jeune homme de votre âge, en par­faite san­té, qui peut par­faite­ment être utile ici, qui n’a nul besoin de s’en aller là-bas, et que c’est pour ça qu’on aurait creusé des tun­nels, fait sauter des tonnes de rochers à la dyna­mite et posé des cen­taines de kilo­mètres de rails par tous les temps, sans compter qu’il faut encore sur­veiller la ligne con­tin­uelle­ment par crainte des sab­o­tages, et tout cela pour… »

« Bien, bien. Je com­prends par­faite­ment. J’étais mon­té, oh, pour jeter un coup d’œil ! Main­tenant, c’est tout. Sim­ple curiosité, n’est-ce pas. Et mer­ci mille fois. » Et il s’en retourne sur les chemins avec ses bagages.

Et si, à Rome, il demande à voir le Col­isée : « Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Mon­sieur voudra le touch­er, s’appuyer dessus, ou s’y asseoir… c’est comme ça qu’il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l’avenir, non, c’est fini, n’est-ce pas. »

« Bien ! Bien ! C’était… Je voulais seule­ment vous deman­der une carte postale, une pho­to, peut-être… si des fois… » Et il quitte la ville sans avoir rien vu.

Et si sur le paque­bot, tout à coup le Com­mis­saire de bord le désigne du doigt et dit : « Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ? Allons, on manque bien de dis­ci­pline là, en bas, il me sem­ble. Qu’on aille vite me le redescen­dre dans la soute. Le deux­ième quart vient de son­ner. » Et il repart en sif­flotant, et Plume, lui, s’éreinte pen­dant toute la tra­ver­sée.

Mais il ne dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux mal­heureux qui ne peu­vent pas voy­ager du tout, tan­dis que lui, il voy­age, il voy­age con­tin­uelle­ment.

Extrait de…
Plume (Poésie Gal­li­mard, 1986)

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Statut : validé | Con­tribu­teur : Karel Logist

RENARD, Colette (1924–2010) et al. : "Les nuits d'une demoiselle" (1963)

Que c'est bon d'être demoi­selle
Car le soir, dans mon petit lit
Quand l'étoile Vénus étin­celle
Quand douce­ment tombe la nuit

Je me fais sucer la frian­dise
Je me fais caress­er le gar­don
Je me fais empeser la chemise
Je me fais picor­er le bon­bon

Je me fais frot­ter la pénin­sule
Je me fais bélin­er le joy­au
Je me fais rem­plir le vestibule
Je me fais ramon­er l'abricot

Je me fais far­cir la mot­telette
Je me fais cou­vrir le rigon­do­nne
Je me fais gon­fler la mou­flette
Je me fais don­ner le picotin

Je me fais lamin­er l'écrevisse
Je me fais foy­er le cœur fendu
Je me fais tailler la pelisse
Je me fais planter le mont velu

Je me fais bri­quer le casse-noisettes
Je me fais mamour­er le bibelot
Je me fais sabr­er la sucette
Je me fais reluire le berlin­got

Je me fais gauler la mignardise
Je me fais rafraîchir le tison
Je me fais grossir la cerise
Je me fais nour­rir le héris­son

Je me fais chevauch­er la chosette
Je me fais cha­touiller le bijou
Je me fais bricol­er la cli­quette
Je me fais gâter le matou

Mais vous me deman­derez peut-être
ce que je fais le jour durant
Oh, cela tient en peu de let­tres, le jour,
je baise, tout sim­ple­ment

Extrait de…
Disque La foraine (1963)
Chan­son et paroles disponibles sur youtube.com…

La chan­son est une com­po­si­tion col­lec­tive de Colette RENARD, Guy BRETON et Ray­mond LEGRAND.

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : disque La foraine (1963) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © purepeople.com.

PREVERT, Jacques (1900–1977) : "Cet amour" (1946)

Cet amour
Si vio­lent
Si frag­ile
Si ten­dre
Si dés­espéré
Cet amour
Beau comme le jour
Et mau­vais comme le temps
Quand le temps est mau­vais
Cet amour si vrai
Cet amour si beau
Si heureux
Si joyeux
Et si dérisoire
Trem­blant de peur comme un enfant dans le noir
Et si sûr de lui
Comme un homme tran­quille au milieu de la nuit
Cet amour qui fai­sait peur aux autres
Qui les fai­sait par­ler
Qui les fai­sait blémir
Cet amour guet­té
Parce que nous le guet­tions
Traqué blessé piét­iné achevé nié oublié
Parce que nous l’avons traqué blessé piét­iné achevé nié oublié
Cet amour tout entier
Si vivant encore
Et tout ensoleil­lé
C’est le tien
C’est le mien
Celui qui a été Cette chose tou­jours nou­velles
Et qui n’a pas changé
Aus­si vraie qu’une plante
Aus­si trem­blante qu’un oiseau
Aus­si chaude aus­si vivante que l’été
Nous pou­vons tous les deux
Aller et revenir
Nous pou­vons oubli­er
Et puis nous ren­dormir
Nous réveiller souf­frir vieil­lir
Nous endormir encore
Rêver à la mort
Nous éveiller sourire et rire
Et raje­u­nir
Notre amour reste là
Têtu comme une bour­rique
Vivant comme le désir
Cru­el comme la mémoire
Bête comme les regrets
Ten­dre comme le sou­venir
Froid comme le mar­bre
Beau comme le jour
Frag­ile comme un enfant
Il nous regarde en souri­ant Et il nous par­le sans rien dire
Et moi j’écoute en trem­blant
Et je crie
Je crie pour toi
Je crie pour moi
Je te sup­plie
Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aiment
Et qui se sont aimés
Oui je lui crie
Pour toi pour moi et pour tous les autres
Que je ne con­nais pas
Reste là
Là où tu es
Là où tu étais autre­fois
Reste là
Ne bouge pas
Ne t’en va pas
Nous qui sommes aimés
Nous t’avons oublié
Toi ne nous oublie pas
Nous n’avions que toi sur la terre
Ne nous laisse pas devenir froids
Beau­coup plus loin tou­jours
Et n’importe où
Donne-nous signe de vie
Beau­coup plus tard au coin d’un bois
Dans la forêt de la mémoire
Sur­gis soudain
Tends-nous la main
Et sauve-nous.

Extrait de…
Paroles (1946)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Paroles (1946) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : DOISNEAU Robert, Le Bais­er de l'Hôtel de Ville, Paris 1950 © Robert Dois­neau / Edi­tions Racine.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Vers écrits en des temps d'obscurité croissante" (2012, trad. Patrick Thonart, 2023)

Chaque année, nous avons vu
com­ment
le monde som­bre

dans une argile riche, afin
de renaître.
Alors
pourquoi crier

aux pétales tombés sur le sol
de rester là,
quand on sait (et il faut le savoir)
com­bi­en la vital­ité de ce qui a été, est soeur

de la vital­ité de ce qui sera ?
Je ne dis pas
que c'est facile, mais
que faire d'autre

quand on pré­tend que l'amour que l'on porte au monde
est sincère ?

Alors, con­tin­uons, aus­si joyeux que pos­si­ble,
aujourd'hui, et que chaque jour croustille,

même si le soleil oscille vers l'est,
que les étangs sont froids et noirs,
et que les douceurs de l'année sont con­damnées.

Lines Written in the Days of Growing Darkness

Every year we have been
wit­ness to it: how the
world descends

into a rich mash, in order that
it may resume.
And there­fore
who would cry out

to the petals on the ground
to stay,
know­ing, as we must,
how the vivac­i­ty of what was, is mar­ried

to the vital­i­ty of what will be?
I don’t say
it’s easy, but what
else will do

if the love one claims to have for the world
be true?

So let us go on, cheer­ful­ly enough,
this and every crisp­ing day,

though the sun be swing­ing east,
and the ponds be cold and black,
and the sweets of the year be doomed.

Paru dans…
A Thou­sand Morn­ings (2012)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : A Thou­sand Morn­ings (2012) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.

ALLAIS, Alphonse (1854–1905) : "Complainte amoureuse" (1890)

Oui, dès l’instant que je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes ;
De l’amour qu’en vos yeux je pris,
Sur-le-champ vous vous aperçûtes ;

Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Com­bi­en de soupirs je rendis !
De quelle cru­auté vous fûtes !

Et quel pro­fond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain je pri­ai, je gémis :
Dans votre dureté vous sûtes

Mépris­er tout ce que je fis.
Même un jour je vous écriv­is
Un bil­let ten­dre que vous lûtes,
Et je ne sais com­ment vous pûtes

De sang-froid voir ce que j’y mis.
Ah! fal­lait-il que je vous visse,
Fal­lait-il que vous me plussiez,
Qu’ingénument je vous le disse,

Qu’avec orgueil vous vous tussiez !
Fal­lait-il que je vous aimasse,
Que vous me dés­espérassiez,
Et qu’en vain je m’opiniâtrasse,
Et que je vous idol­â­trasse
Pour que vous m’assassinassiez !

Extrait de…
Oeu­vres anthumes (antholo­gie posthume)

La Com­plainte amoureuse – "opus gram­mat­i­cale­ment déjan­té, met­tant en valeur le sub­jonc­tif – con­ju­gai­son injuste­ment délais­sée" (Allais) – a été adressée, vers 1890, à la danseuse Jeanne Avril, que Charles-Alphonse Allais voulait épouser, prob­a­ble­ment parce que les nouilles ne cuisent pas au jus de canne

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : lecturiels.org | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : por­trait d'Alphonse Allais, pho­tographe non iden­ti­fié.

SABINO, Fernando (1923–2004) : "De tout, il resta trois choses" (1956)

De tout, il res­ta trois choses:
la cer­ti­tude que tout était en train
de com­mencer,
la cer­ti­tude qu'il fal­lait con­tin­uer,
la cer­ti­tude que cela serait inter­rompu
avant que d'être ter­miné.
Faire de l'interruption un nou­veau chemin,
faire de la chute un pas de danse,
faire de la peur un escalier,
du rêve, un pont,
de la recherche…
une ren­con­tre.

De tudo ficaram três coisas: a certeza de que ele esta­va sem­pre começan­do, a certeza de que era pre­ciso con­tin­uar e a certeza de que seria inter­rompi­do antes de ter­mi­nar. Faz­er da inter­rupção um cam­in­ho novo. Faz­er da que­da um pas­so de dança, do medo, uma esca­da, do son­ho, uma ponte,.da procu­ra, um encon­tro.

 

Paru dans…
O encon­tro mar­ca­do (1956)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : umanz.fr | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © geekpopnews.com.br.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Que dire de plus" (2010, trad. Patrick Thonart, 2024)

Que dire que je n'aie déjà dit aupar­a­vant ?
Alors, je vais le répéter.
La feuille chante un chant.
La pierre est le vis­age de la patience.
Dans la riv­ière coule une his­toire infinie
et tu es quelque part au-dedans
et elle ne s'arrêtera pas avant que tout ne s'arrête.

Ton cœur est affairé, emmène-le au musée et à la
cham­bre de com­merce
mais emmène-le aus­si dans la forêt.
Le chant que tu entendais dans la feuille quand tu
étais enfant,
elle le chante tou­jours.
J'ai déjà vécu tant d'années, sep­tante-qua­tre déjà,
et la feuille chante tou­jours.

What can I say that I have not said before?
So I’ll say it again.
The leaf has a song in it.
Stone is the face of patience.
Inside the riv­er there is an unfin­ish­able sto­ry
and you are some­where in it
and it will nev­er end until all ends.

Take your busy heart to the art muse­um and the
cham­ber of com­merce
but take it also to the for­est.
The song you heard singing in the leaf when you
were a child
is singing still.
I am of years lived, so far, sev­en­ty-four,
and the leaf is singing still.

Paru dans…
Swan: Poems and Prose Poems (2010)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : Swan: Poems and Prose Poems (2010) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Le poète avec le visage dans les mains" (2005, trad. Patrick Thonart, 2024)

Tu veux pleur­er bruyam­ment sur tes
fautes. Mais – à dire vrai – le monde
n'a plus besoin de ce bruit-là.

Alors, si tu veux quand même le faire, que tu ne peux
t'en empêch­er, si ta belle bouche ne peux
rester fer­mée, au moins, va marcher seul dans

les quar­ante prairies et les quar­ante val­lons som­bres
où coulent les rochers, et l'eau ; va jusqu'à l'endroit où
les chutes explosent de leurs draps blancs

comme des folles, et trou­ve la cav­erne qui se cache der­rière
toute cette jubi­la­tion, toutes ces eaux en folie et tu pour­ras
rester là, par dessous, et hurler tout

ton saoul et rien n'en sera dérangé ; tu pour­ras
dévers­er ta peine pen­dant tout l'après-midi et, pour­tant,
sur une branche verte, l'aile à peine effleurée par

le brouil­lard léger des gout­telettes, la grive musi­ci­enne,
bom­bant sa poitrine tachetée, va chanter
la beauté dure et par­faite de toute chose.

The Poet with His Face in His Hands

You want to cry aloud for your
mis­takes. But to tell the truth the world
doesn’t need any­more of that sound.

So if you’re going to do it and can’t
stop your­self, if your pret­ty mouth can’t
hold it in, at least go by your­self across

the forty fields and the forty dark inclines
of rocks and water to the place where
the falls are fling­ing out their white sheets

like crazy, and there is a cave behind all that
jubi­la­tion and water fun and you can
stand there, under it, and roar all you

want and noth­ing will be dis­turbed; you can
drip with despair all after­noon and still,
on a green branch, its wings just light­ly touched

by the pass­ing foil of the water, the thrush,
puff­ing out its spot­ted breast, will sing
of the per­fect, stone-hard beau­ty of every­thing.

Paru dans…
New and Select­ed Poems, Vol­ume 2  (2005)

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Une Ourse dans le jardin (2023) et aus­si…

Mais la femme, la femme ; elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. C’était à l’angle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dès que je la vis, je me mis à marcher douce­ment. quand de pau­vres gens réfléchissent, on ne doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils par trou­ver ce qu’ils cherchent.
La rue était vide ; son vide s’ennuyait, reti­rait mon pas de sous mes pieds et claquait avec lui, de l’autre côté de la rue, comme avec un sabot. La femme s’effraya, s’arracha d’elle-même. Trop vite, trop vio­lem­ment, de sorte que son vis­age res­ta dans ses deux mains.
Je pou­vais l’y voir, y voir sa forme creuse. cela me coû­ta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui s’en était dépouil­lé. je frémis­sais de voir ain­si un vis­age du dedans, mais j’avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans vis­age.

RILKE Rain­er-Maria, Les cahiers de Malte Lau­rids Brigge (1910)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : New and Select­ed Poems, Vol­ume 2 (1992) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Béné­dicte Wesel.

GOUGAUD, Henri (1936–2024) : "Le temps de vivre" (1946)

A peine a‑t-on le temps de vivre
qu’on se retrou­ve cen­dre et givre
Adieu
Et pour­tant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me fer­ment à jamais les yeux
Je voudrais faire un jour de gloire
d’une femme et d’une gui­tare
d’un arbre et d’un soleil d’été
Je voudrais faire une aube claire
pour voir jusqu’au bout de la terre
des hommes vivre en lib­erté
Assis entre deux équili­bres
dans ce monde qui se croit libre
et qui bâtit des miradors
je voudrais bien que nul ne meure
avant d’avoir un jour une heure
aimé toutes voiles dehors

A peine a‑t-on le temps de vivre
qu’on se retrou­ve cen­dre et givre
Adieu
Et pour­tant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me fer­ment à jamais les yeux
De mes deux mains couleur d’argile
je voudrais bâtir une ville
blanche jusqu’au-dessus des toits
Elle serait belle comme une
chan­son du temps de la Com­mune
pétrie de bon­heur hors-la-loi
Et puis que le print­emps revi­enne
pour revoir à Paris sur peine
des enfants riant aux éclats
Lor­ca errant dans Barcelone
tan­dis que l’abeille bour­donne
dans la fraîche odeur des lilas

A peine a‑t-on le temps de vivre
qu’on se retrou­ve cen­dre et givre
Adieu
Et pour­tant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me fer­ment à jamais les yeux

Extrait de…
Disque J'ai pas fini mon rêve (com­pi­la­tion, 2023)

Et dans wallonica.org :

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : henrigougaud.com | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : cou­ver­ture du disque de Gougaud © illis­i­ble.

PREVERT, Jacques (1900–1977) : "Alicante" (1946)

Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent du présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie.

Extrait de…
Paroles (1946)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Paroles (1946) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : MATISSE Hen­ri, Nature morte à la dormeuse © suc­ces­sion Matisse / Nation­al Gallery of Art de Wash­ing­ton.

BECKETT, Samuel (1906–1989) : "Que ferais-je" (1978)

que ferais-je sans ce monde sans vis­age
sans ques­tions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensem­ble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouf­fre des mur­mures
hale­tant furieux vers le sec­ours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la pous­sière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regar­dant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à vir­er loin de toute vie
dans un espace pan­tin
sans voix par­mi les voix
enfer­mées avec moi

Extrait de…
Poèmes, suivi de mir­li­ton­nades (1978)

Et dans wallonica.org…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poèmes, suivi de mir­li­ton­nades (1978) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © ozkok-sipa.

GOFFETTE, Guy (1947–2024) : "Dimanche de poissons" (1995)

   

Et puis un jour vient encore, un autre jour,
allonger la corde des jours per­dus
à reculer sans cesse devant la mon­tagne
des livres, des let­tres ; un jour
pro­pre et net, ouvert comme un lit, un quai
à l'heure des adieux – et le mou­choir qu'on tire
est le même qu'hier, où les larmes ont séché
- un lit de pier­res, et c'est là où nous sommes,
occupés à nous taire longue­ment,
à con­tem­pler par cœur la mer au pla­fond
comme les pois­sons rouges du bocal,
avec une fois de plus, une fois encore
tout un dimanche autour du cou.

Paru dans…
recueil Le pêcheur d'eau (Gal­li­mard, 1995)

Et dans wal­loni­ca…

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Le pêcheur d'eau (1995) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Philippe MATSAS/Opale/Leemage.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Aujourd'hui, je vole bas…" (2012, trad. Patrick Thonart, 2024)

Aujourd'hui, je vole bas et
je ne dis pas un mot.
Je laisse dormir tous les fétich­es de l'ambition.

Le monde tourne comme il se doit,
les abeilles du jardin bour­don­nent légère­ment,
les pois­sons saut­ent hors de l'eau, les moucherons se font manger.
Et ain­si de suite.

Mais aujourd'hui, je lève le pied.
Pais­i­ble comme une plume.
Je bouge à peine mais je par­cours
des dis­tances incroy­ables.

Le calme. Une des portes
d'entrée du tem­ple.

Today I’m fly­ing low and I’m
not say­ing a word
I’m let­ting all the voodoos of ambi­tion sleep.

The world goes on as it must,
the bees in the gar­den rum­bling a lit­tle,
the fish leap­ing, the gnats get­ting eat­en.
And so forth.

But I’m tak­ing the day off.
Qui­et as a feath­er.
I hard­ly move though real­ly I’m trav­el­ing
a ter­rif­ic dis­tance.

Still­ness. One of the doors
into the tem­ple.

Paru dans…
A Thou­sand Morn­ings (2012)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : A thou­sand Morn­ings (2012) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Angkor Vat (Cam­bodge) © Vecteezy.

OLIVER, Mary (1935–2019) : "Le jardinier" (2012, trad. Patrick Thonart, 2024)

Ai-je vécu assez ?
Ai-je aimé assez ?
Ai-je assez pen­sé aux Bonnes Actions et ai-je pu en tir­er une quel­conque con­clu­sion ?
Ai-je con­nu le bon­heur avec suff­isam­ment de grat­i­tude ?
Ai-je enduré la soli­tude avec dig­nité ?

Je dis tout ça mais peut-être ne fais-je que le penser.
En réal­ité, je pense prob­a­ble­ment trop.

Alors, je sors dans le jardin,
où le jar­dinier, dont on dit qu'il est un homme sim­ple,
s'occupe de ses enfants, les ros­es.

The Gardener

Have I lived enough?
Have I loved enough?
Have I con­sid­ered Right Action enough, have I come to any con­clu­sions?
Have I expe­ri­enced hap­pi­ness with suf­fi­cient grat­i­tude?
Have I endured lone­li­ness with grace?

I say this, or per­haps I’m just think­ing it.
Actu­al­ly, I prob­a­bly think too much.

Then I step out into the gar­den,
where the gar­den­er, who is said to be a sim­ple man,
is tend­ing his chil­dren, the ros­es.

Paru dans…
A Thou­sand Morn­ings (2012)

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Une Ourse dans le jardin (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : A thou­sand Morn­ings (2012) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : CLAUS E., Le vieux jar­dinier (vers 1886) © La Bover­ie, Liège.

FRANÇOIS, Rose-Marie (née en 1939) : "Sur le passage de Leiah" (1997)

   Jolis tis­sus lignés brû­lent la main qui les palpe, usurpatrice hon­teuse de l’innommable. Toi, tu portes rayures trans­vers­es, le fil de l’écriture.
   Il y avait place sur la planète, tu mon­tais l’escalier tour­nant, boule de feu, jar­retières éclos­es, sirène fendue à l’écart des becs de la plume ; épanouie ou absorbée, pleine ou gracile, la boucle cal­ligraphe.
   Pour châ­ti­ment la dis­tance, par­fois dis­soute en rêve quand le matin veut bien atten­dre le jardin. Alors, tu vas, lichen algues aux tem­pes, touffes de nuit sur les paroles, les for­mules tal­is­man­es. Deux garçons mon­tent la garde, filet sur l’épaule, ils comptent les stèles, font tomber les galets, nour­ris­sent les ser­pents des vires.

Paru dans…
recueil Répéter sa mort (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Répéter sa mort (1997) | con­tribu­teur : Karel Logist | crédits illus­tra­tions : © Jean Poucet.

COCTEAU, Jean (1889–1963) : "L'âge ingrat" (1927)

Il revient à ma mémoire
Que l'enfance aux yeux trompeurs
Se cachait dans les armoires
Pour faire mourir de peur.

Ou bien que, der­rière un globe
Ter­restre, te sou­viens-tu
Elle tirait par la robe
Nos sœurs changées en stat­ues.

Tout se pas­sait sur des espèces d'acatènes
Savoir : des bicy­clettes bleu de ciel sans chaîne ;
On se lais­sait couler le long d'un mur
De l'âge ingrat dans l'âge mûr.

Que fîmes-nous couchés der­rière les gro­seilles ?
A vrai dire surtout des rires moqueurs.
Nos bouch­es fleuris­saient des filles les oreilles,
Près des grenouilles, mortes la main sur le cœur.

Extrait de…
Opéra (1927)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Opéra (1927) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : en-tête, dessin de Jean Cocteau © Livre de poche.

NOAILLES, Anna de – (1876–1933) : "Parfois, quand j’aperçois mon flamboyant visage" (1924)

Par­fois, quand j’aperçois mon flam­boy­ant vis­age,
Lorsqu’il vient d’échapper à ta bouche et tes doigts,
Je ne recon­nais pas cette exul­tante image,
Et je con­tem­ple avec un déférent effroi

Cette beauté que je te dois !

Comme de bleus raisins mes noirs cheveux oscil­lent,
Ma joue est écar­late et mon œil qui jubile
mêle à sa calme joie un tri­om­phant main­tien ;
Je n’ai vu ce regard floris­sant et païen

Que chez les chèvres de Sicile !

Moment fier et sacré où, sevré de désir,
Mon cœur médi­tatif dans l’espace con­tem­ple
La seule vérité, dont nous sommes le tem­ple ;
Car que peut-il rester dans le monde à saisir
Pour ceux qui, pos­sé­dant leur univers ensem­ble,

Ont mis l’honneur dans le plaisir ?

Extrait de…
Poème de l'amour (1924)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Poème de l'amour (1924) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © bythe­lake.