FERRE, Léo (1916–1993) : "La Mémoire et la mer" (1970)

La marée, je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur,
De mon enfance et de mon cygne
Un bateau, ça dépend com­ment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon fir­ma­ment
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fan­tôme de Jer­sey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en bais­er
Et te ramass­er dans ses rimes
Comme le tré­mail de juil­let
Où lui­sait le loup soli­taire
Celui que je voy­ais briller
Aux doigts de sable de la terre

Rap­pelle-toi ce chien de mer
Que nous libéri­ons sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goé­mons de nécro­p­ole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me sou­viens des soirs là-bas
Et des sprints gag­nés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au raz des rocs qui se con­sument
Ô l’ange des plaisirs per­dus
Ô rumeurs d’une autre habi­tude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu’un cha­grin de ma soli­tude

Et le dia­ble des soirs con­quis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des par­adis
Dans le milieu mouil­lé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens vio­lon des vio­lon­ades
Dans le port fan­far­ent les cors
Pour le retour des cama­rades
Ô par­fum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j’allais, géométrisant,
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désor­dre de ton cul
Pois­sé dans des draps d’aube fine
Je voy­ais un vit­rail de plus,
Et toi fille verte, mon spleen

Les coquil­lages fig­u­rant
Sous les sun­lights cassés liq­uides
Jouent de la castag­nette tant
Qu’on dirait l’Espagne livide
Dieux de gran­its, ayez pitié
De leur voca­tion de parure
Quand le couteau vient s’immiscer
Dans leur castag­nette fig­ure
Et je voy­ais ce qu’on pressent
Quand on pressent l’entrevoyure
Entre les per­si­ennes du sang
Et que les glob­ules fig­urent
Une math­é­ma­tique bleue,
Sur cette mer jamais étale
D’où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles

Cette rumeur qui vient de là
Sous l’arc copain où je m’aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla
Ces mains rumi­nantes qui meu­g­lent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un men­di­ant sous l’anathème
Comme l’ombre qui perd son temps
À dessin­er mon théorème
Et sous mon maquil­lage roux
S’en vient bat­tre comme une porte
Cette rumeur qui va debout
Dans la rue, aux musiques mortes
C’est fini, la mer, c’est fini
Sur la plage, le sable bêle
Comme des mou­tons d’infini…
Quand la mer bergère m’appelle…

Extrait de…
l'album Amour, Anar­chie (Bar­clay, 1970) ; texte et musique de Léo FERRE, arrange­ments de Jean-Michel DEFAYE

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : album Amour, Anar­chie (Bar­clay, 1970)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Léo Fer­ré © Chris­t­ian RAUSCH / GAMMA-RAPHO.

GALLIENNE, Alicia (1970–1990) : "Encore davantage" (1987)

À  mon père
Le jour de la belle étoile,
Et la nuit du grand soleil,
Dans le désert des paroles à peine pronon­cées,
Les yeux qui tra­versent le som­meil
Ont leur générosité.
Mais, les tiens sont encore plus purs
Que des jours ou des nuits.
Tes yeux ouverts,
Je les aime plus et davan­tage
Qu’il n’y paraî­tra jamais…
Ils savent soulager sans dire,
Et dire sans se refer­mer.
Dans le secret des étoiles et les nuits pleines de lunes,
Dans le récon­fort de la sagesse et les lunes habitées,
Il n’est pas pour moi de meilleurs refuges
Que tes yeux où tou­jours je me retrou­ve,
Sans jamais rien avoir à deman­der.

Et, quand tout a été don­né,
J’aime dans tes yeux
Trou­ver encore davan­tage,
Car tes yeux seuls sont inépuis­ables à m’aimer,
Sous le ciel de l’été,
Ou les jardins de l’orage.

Extrait de…
L’autre moitié du songe m’appartient (1987)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil L'autre moitié du songe m'appartient (2021)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Ali­cia Gal­li­enne © famille Gal­li­enne / lemonde.fr.

KIPLING, Joseph Rudyard (1865–1936) : "Si" (1910)

SI tu peux voir détru­it l’ouvrage de ta vie
Et, sans dire un seul mot te remet­tre à rebâtir
Ou per­dre d’un seul coup le gain de cent par­ties
Sans un geste et sans un soupir,
Si tu peux être amant sans être fou d’amour
Si tu peux être fort sans cess­er d’être ten­dre
et, te sen­tant haï, sans haïr à ton tour,
Pour­tant lut­ter et te défendre;

Si tu peux sup­port­er d’entendre tes paroles
Trav­es­ties par des gueux pour exciter les sots
Et d’entendre men­tir sur toi leurs bouch­es folles
Sans men­tir toi-même d’un mot,
Si tu peux rester digne en étant pop­u­laire,
Si tu peux rester peu­ple en con­seil­lant les rois
Et si tu peux aimer tous les amis en frères
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi;

Si tu sais méditer, observ­er et con­naître,
Sans jamais devenir scep­tique ou destruc­teur,
Rêver, sans laiss­er ton rêve être ton maître
Penser, sans n’être qu’un penseur,
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais impru­dent,
Si tu peux être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant;

Si tu peux ren­con­tr­er tri­om­phe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux con­serv­er ton courage et ta tête
Quand tous les autres la per­dront,
Alors, les rois, les dieux, la chance et la vic­toire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les rois et la gloire,
Tu seras un homme, mon fils.

Paru dans…
Rewards and Fairies (1910)
Trad. André MAUROIS

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JACQUES, Lucien (1898–1961) : "Je crois en l’homme, cette ordure…" (1953)

Je crois en l’homme, cette ordure,
je crois en l’homme, ce fumi­er,
ce sable mou­vant, cette eau morte ;

je crois en l’homme, ce tor­du,
cette vessie de van­ité ;
je crois en l’homme, cette pom­made,
ce grelot, cette plume au vent,
ce boute­feu, ce fouille-merde ;
je crois en l’homme, ce lèche-sang.

Mal­gré tout ce qu’il a pu faire
de mor­tel et d’irréparable,
je crois en lui,
pour la sûreté de sa main,
pour son goût de la lib­erté,
pour le jeu de sa fan­taisie,

pour son ver­tige devant l’étoile,
je crois en lui
pour le sel de son ami­tié,
pour l’eau de ses yeux, pour son rire,
pour son élan et ses faib­less­es.

Je crois à tout jamais en lui
pour une main qui s’est ten­due.
Pour un regard qui s’est offert.
Et puis surtout et avant tout
pour le sim­ple accueil d’un berg­er.

Extrait de…
Tombeau d’un berg­er (1953)

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WOUTERS, Liliane (1930–2016) : "À l’enfant que je n’ai pas eu…" (1997)

À l’enfant que je n’ai pas eu
mais que d’un homme je reçus
sep­tante fois sept fois et davan­tage, à l’enfant sage
dont je for­mai le souf­fle et le vis­age
sept fois sep­tante fois, dans un ven­tre pareil
au mien, par des nuits rouges de soleil,
par des jours cristallins d’aurore boréale,
à l’enfant dont je porte en moi les ini­tiales
secrètes, ain­si que ton nom, Yahvé,
enfant conçu, tou­jours inachevé,
qu’on me fait, que je fais, à chaque fois que j’aime,
qui se défait en moi pour don­ner un poème,
à l’enfant qui ne vien­dra pas
clore mes yeux, choisir l’ultime drap,
marcher der­rière mon poids d’os, de cen­dres,
me regarder dans la fos­se descen­dre,
à cet enfant je lègue devant Dieu, devant
les hommes et mon chien, devant le jour vivant
(qui n’est que parce que je suis et qui mour­ra
comme je meurs) je lègue, pour autant que se pour­ra,
pour autant qu’il en fasse usage en lieu et place
de moi, ses père et mère en un seul être pris,
je lègue tous mes biens de chair, d’esprit,
de temps tou­jours comp­té et d’illusoire espace :

le coin de ciel que j’ai scruté en vain,
l’arpent de terre où j’usai mes semelles,
les qua­tre murs entre quoi je me tins,
les six cloi­sons qui leur seront jumelles;
l’argent qui m’est entre les doigts filé
— pour le plaisir que j’eus à le répan­dre —,
le faux savoir qu’on me crut refiler
— pour le bon­heur d’aussitôt dés­ap­pren­dre — ;

les jours passés que je n’ai pas vécus,
les jours vécus près desquels suis passée,
le temps mor­tel à quoi j’ai survécu,
l’heure éter­nelle et pour­tant effacée ;

l’amour jeté dont j’ignorais le prix,
l’amour don­né à qui ne sut le ren­dre,
l’amour offert qu’aussitôt je repris,
l’amour per­du qu’on voit dehors atten­dre.

À l’enfant que je n’ai pas eu,
que pour­tant j’ai, de ma semence
for­mé, dedans ma chair conçu,
dont chaque étreinte par­fait l’existence,
à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour
le pire, ce que m’a prêté le jour :

le moi dont à crédit je fais usage
à des taux qui dépassent mes moyens,
dont je n’ai pu choisir ni le vis­age,
ni le sexe (il faut pren­dre ce qui vient) :

un cerveau creux dans une tête pleine,
un corps trop mou sur des os trop puis­sants,
un sang trop vif pour une courte haleine,
un cœur trop doux pour ce furieux sang,

des pieds qui n’ont soulevé que pous­sière,
des bras sur­pris d’avoir étreint le vent,
des genoux pris au piège des prières,
des mains restant vides comme devant;

des yeux fer­més sur un côté des choses,
— cette moitié qui fait à tous défaut —,
des yeux ouverts sous leurs paupières clos­es
et dans le noir voy­ant plus qu’il n’en faut.

À l’enfant que je n’ai pas eu
je lègue enfin, pour qu’il en tienne
bien compte, pour qu’il s’en sou­vi­enne
par con­tu­mace, lorsque sera décousu
l’ourlet de mon pas­sage sur l’étoffe anci­enne :

les quinze choses que jamais je n’ai pu faire :
courber le front devant plus grand que moi,
marcher sur plus petit, mon­tr­er du doigt,
crier avec la foule, ou bien me taire,
recon­naître par­mi les Blancs le Noir,
choisir dix justes, nom­mer un coupable,
trou­ver telle atti­tude con­ven­able,
lire un autre que moi dans les miroirs,
con­juguer l’amour à plusieurs per­son­nes,
résis­ter à la ten­ta­tion, bless­er exprès,
rester dans l’indécis, dire Cam­bronne
au lieu de merde, qui est plus français.

Paru dans…
Tous les chemins con­duisent à la mer (1997)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Tous les chemins con­duisent à la mer (1997) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © rtbf.be.

NORAC, Carl (né en 1960) : "Un espoir virulent" (2020)

J’ai attrapé la poésie.
Je crois que j’ai ser­ré la main
à une phrase qui s’éloignait déjà
ou à une incon­nue qui avait une étoile dans la poche.
J’ai dû embrass­er les lèvres d’un hasard
qui ne s’était jamais retourné vers moi.
J’ai attrapé la poésie, cet espoir vir­u­lent.

Voilà un moment que ce clair symp­tôme de jeter
les instants devant soi était devenu une chan­son.
Ne plus être con­finé dans un lan­gage étudié,
s’emparer du mot libre, exis­ter, résis­ter
et pren­dre garde à ceux qui par­lent d’un pays mort
alors que ce pays aujourd’hui nous regarde.

À présent, on m’interroge, c’était écrit :
« Votre langue mater­nelle ? » Le souf­fle.
« Votre per­mis de séjour ? » La parole.
« Vous avez chopé ça où ? » Der­rière votre miroir.
« C’est quoi alors votre des­sein, étranger ? »
Que les mots soient au monde,
même quand le monde se tait.

J’ai attrapé la poésie.
Avec, sous les doigts, une légère fièvre,
je crève d’envie de vous la refiler,
comme ça, du bout des lèvres.

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : site du Poète nation­al belge | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © lesoir.be.

VANRIET, Marie-Jo (née en 1983) : "Quand on n’aime pas les chansons d’amour…" (2020)

quand on n’aime pas les chan­sons d’amour
il ne reste rien pour pleur­er après
rien pour pleur­er après
et puis recom­mencer
sans chan­son d’amour
il ne reste rien pour danser
rien pour danser
les chan­sons d’amour
on se rap­pelle
les mains sur la taille
et les yeux sur la bouche
le ven­tre essouf­flé
le cœur embardé
on se rap­pelle
c’était cette chan­son
cette nuit
ce genou frôle
ce cou par­fumé
les san­glots longs
les mots des vio­lons
mais quand on n’aime pas les chan­sons d’amour
il ne reste rien pour aimer après

Paru dans…
beige fra­cas (2022)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Marie-Jo Van­ri­et, beige fra­cas, Dan­cot-Pin­chart. ISBN 978–2‑9602796–2‑7 | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Mai­son de la Francité.

CORBIERE, Tristan (1845–1875) : "Insomnie" (1873)

Insom­nie, impal­pa­ble Bête !
N’as-tu d’amour que dans la tête ?
Pour venir te pâmer à voir,
Sous ton mau­vais œil, l’homme mor­dre
Ses draps, et dans l’ennui se tor­dre !…
Sous ton œil de dia­mant noir.

Dis : pourquoi, durant la nuit blanche,
Plu­vieuse comme un dimanche,
Venir nous léch­er comme un chien :
Espérance ou Regret qui veille,
À notre pal­pi­tante oreille
Par­ler bas… et ne dire rien ?

Extrait de…
Les Amours jaunes (1873)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les Amours jaunes (1873)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Lit­téra­ture et Poésie.

ORBAN, Joseph (1957–2014) : "Ce sont les derniers trains…" (1989)

Ce sont les derniers trains,
ce sont les dernières pluies.
Déjà tout dis­paraît.
Une dernière fois,
je ferme la fenêtre.
La cham­bre n’a plus d’odeur et
j’ai éteint le feu.
Je deviens l’invisible,
le bleu sur fond de ciel.
Rester.
Par­tir.
Ni s’incruster.
Ni fuir.

Paru dans…
L’invisible, le bleu (1989)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : L’invisible, le bleu (1989) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Max Carnevale – emulation-liege.be.

FRANCOTTE, Catherine (née en 1954) : "J’ose à peine t’ôter ton habit à rayures…" (2018)

J’ose à peine t’ôter ton habit à rayures
Pois­seux, il te colle à la peau, se fis­sure…
Te touch­er me répugne, tes remu­gles obsé­dants
Recu­lent les plaisirs que tu donnes aux amants.
Mais quand tu t’offres nu à ma bouche bouf­fonne
J’oublie ma répul­sion et d’un coup je t’affonne.

Paru dans…
non pub­lié

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JACQMIN, François (1929–1992) : "D’aucuns…" (1990)

D’aucuns utilisent le traîneau. D’autres,
leurs fac­ultés intel­lectuelles.
Dans les deux cas,
on passe légère­ment sur les choses.
On dérange
quelques finess­es au pas­sage.
Puis,
réti­cente à toute trace durable, la neige se ravise.
Tout n’aura été
qu’une prob­lé­ma­tique de la sur­face.

Paru sur…
Le livre de la neige (1993)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Le livre de la neige (Espace Nord, rééd. 2016) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © lesoir.be.

ELIOT, Thomas Steams (1888–1965) : "Mercredi des cendres" (1930, trad. C. Pagnoulle)

I. PARCE QUE N’AI ESPOIR DE TOURNER ENCORE

Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourn­er

Désir­ant le tal­ent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à ten­dre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieil­li étir­erait-il les ailes ?)
Pourquoi regret­terais-je
Le pou­voir dis­paru du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de con­naître encore
La gloire infirme de l’heure pos­i­tive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véri­ta­ble pou­voir tran­si­toire
Parce que je ne peux boire
Là où fleuris­sent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est tou­jours le temps
Et le lieu tou­jours et seule­ment le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seule­ment pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au vis­age bien­heureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Par con­séquent je me réjouis, devant me con­stru­ire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de pren­dre pitié de nous
Et prie de pou­voir oubli­er
Ces ques­tions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourn­er encore
Que ces mots répon­dent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le juge­ment ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour vol­er
Rien que van­neaux pour éven­ter
Un air désor­mais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volon­té
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pau­vres pécheurs main­tenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous main­tenant et à l’heure de notre mort.

II. DAME, TROIS LÉOPARDS BLANCS ÉTAIENT ASSIS SOUS UN GENÉVRIER

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévri­er
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était con­tenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était con­tenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répon­dit d’une petite voix :
Grâce à la bon­té de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Hon­ore la Vierge en médi­ta­tion,
Nous resplendis­sons. Et moi qui suis ici dis­per­sé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les por­tions indi­gestes
Que rejet­tent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en con­tem­pla­tion, en robe blanche.
Que la blancheur des os expi­ent jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oubli­er
Ain­si con­sacré, con­cen­tré dans un but. Et Dieu dit
Prophé­tise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chan­tèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sere­ine
La Rose unique
Est désor­mais le Jardin
Où finis­sent tous les amours
Se ter­mine le tour­ment
De l’amour insat­is­fait
Le tour­ment plus grand
De l’amour sat­is­fait
Fin de l’infini
Voy­age vers nulle fin
Con­clu­sion de tout ce qui ne peut
Se con­clure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit ren­due à la Mère
Pour le Jardin
Où finis­sent tous les amours.

Sous un genévri­er les os chan­taient, éparpil­lés et resplendis­sant
Nous sommes heureux d’être éparpil­lés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la béné­dic­tion du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni divi­sion ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. AU PREMIER COUDE DE LA DEUXIÈME VOLÉE

Au pre­mier coude de la deux­ième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux pris­es avec le dia­ble des escaliers dis­simulé
Sous le masque fourbe d’espoir et dés­espoir.
Au sec­ond coude de la deux­ième volée

Je les ai lais­sés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de vis­ages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieil­lard, irré­para­ble,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au pre­mier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figu­ier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pas­torale
Le per­son­nage bien bâti habil­lé de bleu et de vert
Enchan­tait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Dis­trac­tion, musique de flûte, paus­es et pas du men­tal sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et dés­espoir
Escal­adant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seule­ment un mot.

IV. QUI MARCHAIT ENTRE LA VIOLETTE ET LA VIOLETTE

Qui mar­chait entre la vio­lette et la vio­lette
qui mar­chait entre
Les rangées divers­es de verts var­iés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Par­lant de banal­ités
Dans l’ignorance et la con­nais­sance d’une douleur éter­nelle
Qui se mou­vait par­mi les autres qui mar­chaient,
Qui a ravivé les fontaines et renou­velé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affer­mi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Soveg­na vos

Voici les années qui s’interposent, empor­tent
Flûtes et vio­lons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre som­meil et veille, envelop­pée

De plis de lumière, habil­lée de ses plis.
Les années nou­velles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nou­veau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tan­dis que des licornes endia­man­tées tirent le cor­bil­lard doré.

La sœur silen­cieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, der­rière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pen­cha la tête et soupi­ra mais ne dit rien

Mais la fontaine jail­lit et l’oiseau sif­fla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent sec­oue de l’if un mil­li­er de soupirs

Et après, notre exil

V. SI LE MOT PERDU EST PERDU, SI LE MOT DÉPENSÉ EST DÉPENSÉ

Si le mot per­du est per­du, si le mot dépen­sé est dépen­sé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pour­tant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière bril­lait dans l’obscurité et
Con­tre le Mot le monde inqui­et s’émouvait sans cesse
Autour du cen­tre du Mot silen­cieux.

Ô mon peu­ple, que t’ai-je fait.

Où trou­ver le mot, où le mot
Reten­ti­ra-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les con­ti­nents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemp­tion pour ceux qui se détour­nent
Pas de moment de réjouis­sance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choi­sis­sent et te com­bat­tent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre sai­son et sai­son, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pou­voir et pou­voir, ceux qui atten­dent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la bar­rière
Qui ne veu­lent pas s’en aller et ne peu­vent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et com­bat­tirent

Ô mon peu­ple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offen­sée
Et sont ter­ri­fiés et ne peu­vent se ren­dre

Et affir­ment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécher­esse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peu­ple.

VI. MÊME SI JE N’AI ESPOIR DE TOURNER ENCORE

Même si je n’ai espoir de tourn­er encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourn­er

Vac­il­lant entre prof­it et perte
Dans ce bref tran­sit où les rêves se croisent
La pénom­bre tra­ver­sée de rêves entre nais­sance et mort
(Bénis­sez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de gran­it
Les voiles blanch­es fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur per­du se raid­it et se réjouit
Du lilas per­du et des voix per­dues de la mer
Et l’esprit défail­lant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur per­due de la mer
Se ravive et retrou­ve
Le cri de la caille les voltes du plu­vi­er
Et l’œil aveu­gle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrou­ve la saveur salée de la terre sablon­neuse

C’est le temps de la ten­sion entre mourir et naître

Le lieu de soli­tude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix sec­ouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre sec­ousse.

Sœur bien­heureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abru­tir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même par­mi ses rochers,
Notre paix dans Sa volon­té
Et même par­mi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me per­me­ts pas d’être séparé

Et laisse mon cri mon­ter vers Toi.

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Mer­cre­di des cen­dres (1930)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­trice : Chris­tine Pag­noulle | crédits illus­tra­tions : © Asso­ci­at­ed Press Inter­na­tion­al News Unit­ed.

MAQUET, Albert (1922–2009) : "Lu" (1947)

I m’a tro­vé l’ôte djoû tot seû avou mès ponnes.
I m’a loukî doûcemint èt s’a‑st-achou d’lé mi.
Adon n’s‑avans foumî tote nosse toûbac’ èssone,
mins nins pus’ onk qui l’ôte nos n’avans måy moti.

Poqwè, vî camaråde, èstez‑v’ dèd­ja èvôye ?
Èt mi, poqwè fåt‑i qu’ dji v’s‑åye lèyî ‘nn’aler ?
Asteûre qui vo-v-rila co ‘ne fèye so tchamp so vôye,
dji n’sé nin çou qui m’ dit qui dj’ vin dè piède mi fré.

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Djeû d’apèles. Jeux d’appeaux. Poèmes en wal­lon lié­geois avec tra­duc­tion française en regard (Ougrée, chez l’auteur, 1947)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Djeû d’apèles. Jeux d’appeaux. Poèmes en wal­lon lié­geois avec tra­duc­tion française en regard (Ougrée, chez l’auteur, 1947) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © DR.

AUDEN, Wystan Hugh (1907–1973) : "Arrêtez les pendules et coupez le téléphone…" (1936, trad. Patrick Thonart)

Arrêtez les pen­d­ules et coupez le télé­phone,
Empêchez le chien d’aboyer et, cet os, qu’on lui donne.
Faites taire les pianos et, au son des tam­bours voilés,
Sortez le cer­cueil et lais­sez les pleureuses entr­er.

Que les avions en peine tournoient par dessus,
Qu’ils tra­cent dans le ciel ce mes­sage : “Il n’est plus.”
Nouez du crêpe noir au cou blanc des pigeons,
Et don­nez des gants noirs aux agents en fac­tion.

Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de tra­vail et mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minu­it, ma parole, ma chan­son ;
Je pen­sais que l’amour durait tou­jours : je n’avais pas rai­son.

Que les étoiles se retirent, qu’on les éteigne une à une,
Rem­ballez le soleil et démon­tez la lune,
Allez vider l’océan et bal­ayez la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désor­mais.

Stop all the clocks, cut off the tele­phone,
Pre­vent the dog from bark­ing with a juicy bone,
Silence the pianos and with muf­fled drum
Bring out the cof­fin, let the mourn­ers come.

Let aero­planes cir­cle moan­ing over­head
Scrib­bling on the sky the mes­sage He Is Dead,
Put crepe bows round the white necks of the pub­lic doves,
Let the traf­fic police­men wear black cot­ton gloves.

He was my North, my South, my East and West,
My work­ing week and my Sun­day rest,
My noon, my mid­night, my talk, my song;
I thought that love would last for ever: I was wrong.

The stars are not want­ed now: put out every one;
Pack up the moon and dis­man­tle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For noth­ing now can ever come to any good.

Paru dans…
la pièce The Ascent of F6 écrite avec Christo­pher Ish­er­wood (1936)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : The Ascent of F6, pièce écrite avec Christo­pher Ish­er­wood (1936) | tra­duc­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Poet­ry Foun­da­tion.

PIER, Camille (né en 1988) : "Scandale" (2022)

Tout ce que je suis c’est un mot
et c’est mon préféré
Scan­dale !

Je suis un scan­dale
un scan­dale vivant
un scan­dale fier comme un paon
un scan­dale en san­dales

Je suis une fête que je suis cen­sé avoir organ­isée
mais qui m’échappe total
et c’est là que ça com­mence à être mar­rant
Quel scan­dale !

Je suis une fête
une soirée secrète
un événe­ment fétiche sur une péniche
Je suis le fes­ti­val des car­navals sans autori­sa­tion de la poliche
Je suis un club où toutes les peaux finis­sent tou­jours à poil

Dans les dark rooms de mon cœur
j’allume et j’éteins la lumière quand je veux
et j’ai même une petite télé­com­mande pour tamiser l’intensité
avec effets feux de chem­inée
effets néons rouges de vieux peep-show
effets phares de camions

Je suis un scan­dale
et je marche la tête haute
C’est pas une auréole que j’ai là-haut non
c’est pas une couronne même
c’est un trône !
Je marche la tête haute
et je peux aller m’asseoir en haut de ma tête
pour voir le monde d’encore plus haut

J’ai des ver­tiges de plaisir
qui ne sont jamais jamais des descentes
Ma vie n’a rien d’une vie décente
je suis un scan­dale

Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réus­sis
c’est tout ce que tu essayais

Quand je me sou­viens jusqu’à quel point
l’ennui des autres a réus­si à me faire me détester
Telle­ment j’ai voulu être aimé alors
telle­ment j’ai voulu être nor­mal
et telle­ment je me suis détesté
d’être ce mar­queur qui dépasse les lignes de colo­riage
parce que y avait pas de gommes pour les mar­queurs

Je me détes­tais de ne pas être aimé
par cette frise régulière de gens qui s’emmerdent dans la vie
je tami­sais mon inten­sité avec cette petite télé­com­mande
pour pas trop être vis­i­ble
pour pas trop déranger
pour pas trop me met­tre en dan­ger
en dan­ger de ces per­son­nes
qui pensent que n’être per­son­ne
c’est ça la décence

Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réus­sis
c’est tout ce que tu essayais

Si j’avais été con­sid­éré comme nor­mal
j’aurais gag­né un temps de dingue
à ne pas devoir guérir tous les jours de cette guerre
qu’on a déclarée dans ma tête
comme un incendie
Dans ma tête
il y a une fête où j’ai pas le con­trôle
à tout moment elle peut gliss­er vers la guerre civile
et moi de mon trône

Scan­dale !

J’ai pas choisi l’étiquette
qu’on m’a col­lée autour du cou

Scan­dale !

Tout ce que je suis
c’est tout ce que j’ai fait
et tout ce que j’ai réus­si
c’est tout ce que j’ai

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Scan­dale (2022)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : en-tête, Camille Pier en Pierre Roco­co © Samir Sam’Touch & Anne-Flo­re Mary ; © dikave-stu­dio.

VIENNE, Philippe (né en 1961) : "Élégie" (2021)

Sou­vent je mar­chais immo­bile au bord de tes yeux
Retenu par tes cils, par­fois heureux

Cares­sant dans un épais silence
Les blessures amères des amants
Les con­tours de ton absence
L’ombre pour­pre des bais­ers

J’espérais encore quelque soir
Être le pein­tre de ma vie
Les ailes bleuies d’espoir
Vol­er comme l’on danse

Sou­vent je mar­chais immo­bile au bord de tes yeux
Retenu par tes cils, par­fois heureux

Le temps s’écoulait comme une larme
Et je rêvais d’être mort

Paru sur…
non pub­lié (2021)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : orig­i­nal de l'auteur (non-pub­lié)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : en-tête, Zao Wou-Ki, 14.03.92 © Den­nis Bouchard / Zao Wou-Ki.

MILOSZ, Oscar (1877–1939) : "Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis" (1906)

— Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis —
Les bois, les bois sont pleins de baies noires —
Ta voix est comme un son de lune dans le vieux puits
Où l’écho, l’écho de juin vient boire.

Et que nul ne prononce mon nom là-bas, en rêve,
Les temps, les temps sont bien accom­plis —
Comme un tout petit arbre souf­frant de prime sève
Est ta blancheur en robe sans pli.

Et que les ronces se refer­ment der­rière nous,
Car j’ai peur, car j’ai peur du retour.
Les grandes fleurs blanch­es caressent tes doux genoux
Et l’ombre, et l’ombre est pâle d’amour.

Et ne dis pas à l’eau de la forêt qui je suis ;
Mon nom, mon nom est telle­ment mort.
Tes yeux ont la couleur des jeunes pluies,
Des jeunes pluies sur l’étang qui dort.

Et ne racon­te rien au vent du vieux cimetière.
Il pour­rait m’ordonner de le suiv­re.
Ta chevelure sent l’été, la lune et la terre.
Il faut vivre, vivre, rien que vivre…

Extrait de…
Les sept soli­tudes (1906)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : recueil Les sept soli­tudes (1906)  | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © amisdemilosz.com.

GRIMALDI, Laura (née en 1958) : "Nudité" (2023)

Ta nudité me comble

Elle est cos­mos,
vigne et olivi­er,

les let­tres de mon alpha­bet
pour­ront-elles don­ner nais­sance
à tant de beauté ?

Peut-être fau­dra-t-il mélanger
les let­tres graciles,
ron­des et élancées,
de plusieurs alpha­bets
pour mieux t’honorer

Elle est har­monie
comme le début du monde
Elle est har­monie
comme le chant des oiseaux
Elle est let­tre au monde,
poésie du sacré

Paru sur…
Terre d’Âmes (2023)

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | source : Terre d'Âmes (2023) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Auber­jonois R., Grand nu couché © Musée can­ton­al des Beaux-Arts de Lau­sanne.

YOURCENAR, Marguerite (1903–1987) : "Vous ne saurez jamais que votre âme voyage" (1984)

Vous ne saurez jamais que votre âme voy­age
Comme au fond de mon cœur un doux cœur adop­té
Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge
N’empêcheront jamais que vous ayez été ;

Que la beauté du monde a pris votre vis­age,
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que le lac pen­sif au fond du paysage
Me red­it seule­ment votre sérénité.

Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme
Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;
Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.

Doux flam­beau, vos rayons, doux brasi­er, votre flamme
M’instruisent des sen­tiers que vous avez suiv­is,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.

Paru sur…
Les char­ités d’Alcippe (1984)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Terre d'Âmes (2023) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © OZKOK SIPA.

BOUMAL, Louis (1890–1918) : "Ne rouvre pas ce livre, il fait mal…" (1917)

Ne rou­vre pas ce livre, il fait mal. Il ressem­ble
Aux fruits cueil­lis trop verts que l’on goûte par jeu.
À l’heure où le grand vent souf­flera dans les trem­bles
Il ne faut pas le lire assise auprès du feu.

Observe la flam­bée et son rire dans l’âtre ;
Écoute la sai­son qui frappe à tes volets ;
Surtout ne mêle point ma douleur opiniâtre
Au rêve si léger de tes pre­miers regrets.

Et s’il te sou­ve­nait des étranges paroles
Qu’un soir j’ai pu te dire au temps clair des lilas,
Oh ! ne les redis pas ! Les feuilles étaient folles
Et le cha­grin trop lourd hal­lu­ci­nait mes pas.

Mais plus tard, quand au vent s’égrènera ta vie,
Quand tu t’arrêteras lasse d’avoir souf­fert,
Et que tu sauras bien que ne t’ont pas suiv­ie
L’amour et l’amitié jusqu’au seuil de l’hiver,

Alors, ô mon amie, assise au coin du feu,
Relisant ce poème où notre amour fut sage,
Tu con­naî­tras le sens pro­fond de mon aveu
Et l’acide saveur des airelles sauvages.

Alver­inghem, 3 août 1917

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : arti­cle en l'hommage de Louis Boumal, suivi de qua­tre poèmes de ce dernier, pub­lié dans la revue Jardins, revue créée par Jules Gille, pour la "défense et illus­tra­tion" de la poésie française (1930) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © AMI.

BOUMAL, Louis (1890–1918) : "J’écoute passer l’heure et la brume glisser…" (1916)

J’écoute pass­er l’heure et la brume gliss­er
Le long des arbres nus que l’hiver a cassés.

Le vent s’agite et court par­mi le paysage
Et mon rêve avec lui se soulève et voy­age.

Tant de cha­grins mau­vais se sont mêlés à lui
Que, l’ayant bien con­nu, je l’ignore aujourd’hui.

Plus jeune, il s’émouvait des fil­lettes ornées
Et du ciel et des eaux et des cour­tes années

Et de l’automne agile à dépouiller les bois,
Mais ce soir hiver­nal, je m’attriste et je vois

Sur la mer de mon cœur que la pas­sion soulève,
Aux vents se déchir­er les voiles de mon rêve.

Paru sur…
Le jardin sans soleil (Calais, 1916)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : arti­cle en l'hommage de Louis Boumal, suivi de qua­tre poèmes de ce dernier, pub­lié dans la revue Jardins, revue créée par Jules Gille, pour la "défense et illus­tra­tion" de la poésie française (1930) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © bouillon.be.