GRAHAM, Desmond (né en 1940) : "La bourse et la vie" ("The Scale of Change", 2011, trad. Christine Pagnoulle)

Classes
Mon enfance

temps de princes
et de monar­ques
quand le Shah
et l’impératrice Farah
c’étaient les bons

et un homme
comme le roi Farouk01
pou­vait se trans­former
quelques années plus tard
en excrois­sance ver­ruqueuse

un truc qu’avaient
les filles Aldridge
ou l’une d’elles
et bien trop aris­to
pour nous faire peur

comme les filles réus­sis­saient
à attrap­er
de leurs tress­es d’or
leur monar­que
le petit Jor­danien02

comme un bat­teur
de milieu de match
en cos­tume ajusté
et des siè­cles
de paix et de civil­i­sa­tion

ou comme Rainier
et ce grand cir­cuit
sur la colline
de Mona­co

nous étions si mul­ti
-raci­aux –
Learie Con­stan­tine03
pou­vait me sem­bler à demi
irlandais comme grand-maman

le Nabab
de Patau­di04
pou­vait
bat­te à la main
venir à bout
d’un été anglais
fait de soirs d’automne

nous étions supérieurs
comme les Saou­di­ens
avec tous leurs haras
de chevaux de course
fracs et jumelles

de la main nous saluions
au temps d’avant les caméras
le car­rosse de la reine
qui pas­sait la ligne d’arrivée
tous les autres sur celle de départ

et si notre rôle
si nous nous risquions
à en avoir un
était sen­tinelle
regard fixe lanière au men­ton

femme de cham­bre
ou cocher
fier de ses chevaux
nous étions tou­jours
de leur monde

bien qu’eux
pas de doute
ne fussent jamais
du nôtre

Mon père

au club de crick­et
venait tou­jours après
Mr Lee
et toute sa famille
et après
Neil Cork­er
Eric Staunton
Tony Nunn
et tous les jeunes
en petite cas­quette
et blaz­er rayé

il avait per­du son rythme
et per­du sa longueur
et rece­vait la balle
un pied en avant
peu importe le serveur
il assur­ait quand même
dans la nuit tombante
et le dernier over

dans les pièces
il jouait tou­jours le major­dome
ou dans les dernières années
l’inspecteur en chef
qui rece­vait les ordres
du colonel du nobli­au
et du médecin de famille
alors que le meur­tri­er
était tou­jours
l’un d’eux

mais à l’église
mal­gré la grande cul­ture
de Miss Blow
et de Mrs Judd
il n’avait que Dieu
au-dessus de lui
et les grands com­pos­i­teurs
et les règles appris­es
dans son enfance
quand il chan­tait
en pro­fes­sion­nel
Morales
Clemens (non Papa)05
Beethoven en ut Majeur06

*
enfant de Lon­dres
il avait emmené
avec lui
à la cam­pagne
tous ceux de Cheyne Walk
et Rot­ten Row
qui don­naient des ordres à son père
devenus gen­tle­men
ou spécu­la­teurs en con­struc­tion
ban­quiers courtiers
hommes d’affaires ou voleurs

tan­dis que valets de ferme
ou employés munic­i­paux
s’amenaient tran­quilles
et de leurs bras robustes
tenaient bon
deux douzaines d’overs07
et que Major Virtue
tou­jours en pads à fentes
genre Grace ou Trumper08
pour recevoir en trois
som­no­lait
der­rière le bat­teur
ou s’agitait dans la même ligne
mon père rat­tra­pait
où ça ne se voit pas
des deux côtés du ter­rain
encour­ageant le lanceur

il n’avait pas de chevrons
à ses couleurs
sur son pullover
tri­coté main
au point tor­sade
par ma mère
por­tait la cas­quette du club
offerte aux mem­bres
et n’a jamais com­pris
le mys­tère des class­es

Je ne traversais jamais la rue

les enfants incon­nus
et dan­gereux
de l’autre côté
et ce qui se pas­sait
der­rière la rangée de maisons
je ne l’ai jamais décou­vert

mais sur ma bicy­clette
j’escaladais la colline
et au-dessus
je tour­nais à droite
et pas­sais la grille du domaine

où j’attendais
Celia
une place à Leeds assurée
un gin ton­ic
comme un trophée
entre les doigts

pour être inter­rogé
par son père
par­don­nez mon igno­rance
je vous prie
mais Leeds
c’est Oxford
ou Cam­bridge

Tout comme nous

ce brave homme
le Dr John­son
don­nait à son domes­tique noir09
une livrée
ain­si on savait
que l’attaquer
avait peu de chance
de ne pas être
remar­qué
juste comme nos Hawks
Mete­ors
et Vam­pires10
pro­tè­gent pachas
princes arabes
et respecta­bles dirigeants
face à la pop­u­lace
bruyante et vul­gaire
qui pour­rait les ren­vers­er
pour moins que rien
tout comme nous

La Loi et l’Ordre

Gün­ter Podola11
pen­du par le cou
jusqu’à ce que mort s’ensuive
à la prison de Wandsworth

et les foules assoif­fées de sang
là dehors
en silence
qui voudraient voir

capu­chon noir
et sen­tence
hor­loge et glas
les signes de l’ordre

toutes les his­toires de mon père
sur les rues de Lon­dres
et les assas­sins célèbres
tour­naient à l’aigre

*
les mon­stres Mau Mau12
façon­nés de cauchemars
nos pau­vres sol­dats
qui sauvaient des fer­miers isolés

les tor­tion­naires
c’étaient tou­jours eux
nos hommes envoyés
pour met­tre de l’ordre

pro­pre­ment les ramen­er
dans le droit chemin
leur appren­dre
la Loi et l’Ordre

et la cagoule
et la chute
que je mesurais
dans l’espoir

que le nœud
soit placé
avec une pré­ci­sion
mis­éri­cordieuse

notre Pier­re­point13
cham­pi­on du monde
des exé­cu­tions
indo­lores

il a fal­lu des années
pour que ça sorte
comme des secrets
sor­tis d’un tiroir

comme si le classeur
près du lit de mon père
prou­vait qu’il était
un adepte de Crip­pen14

ou que le sol de la remise
où je jouais au pilote
au chimiste à
l’explorateur dar­winien

excavé révélait
une his­toire
comme cette mai­son
à Glouces­ter15

et que la matraque
pen­due der­rière la porte
chez grand-maman
héritée de son mari

aux­il­i­aire de police
avant la pre­mière
guerre mon­di­ale
avait servi

Reich

mes condis­ci­ples de bonne famille
dans les Col­lèges d’Oxbridge
ont con­tin­ué à admin­istr­er l’empire
quand j’arrivais pour le thé
des domes­tiques
pour la pre­mière fois
noirs
et entendais
comme on les rudoy­ait
telle­ment pire
que ceux de chez nous
qui ser­vaient
tout comme ma mère
dans les restau­rants
et les mag­a­sins

les bouch­es grossières
de ces tantes anglais­es
en Afrique
et même des enfants
don­nant des ordres
comme une peste
en pleine fig­ure
comme si rien
d’important
ne s’était pro­duit

pas de prob­lème ici
la vieille énigme
résolue
que serait-il arrivé
aux Anglais
sous Hitler

Post colonial

qu’est-il advenu
de ‘Lon­don’
garçon de salle à l’université
qui net­toy­ait aus­si en fait
chez moi

ou de la Bonne
instal­lée
dans un appen­tis
à côté des rési­dences
pas plus grand
que la cabane
où je jouais
à com­bat­tre Hitler

six livres par mois
et la nour­ri­t­ure des boys
et tant de repas de gru­au
– j’en gag­nais env­i­ron cent –
avec son tout jeune enfant
sur les épaules
à sur­veiller les miens

nous leur avons don­né
tout ce qui est arrivé
à Mugabe

*
qu’est-il advenu
de ‘Moses’
à Free­town
qui venait tous les jours
de neuf à six
et était déçu
de ne pas m’appeler
maître
ni servir à table
en grand uni­forme

et la vendeuse de cac­ahuètes
qui louchait
à peine douze ans
à qui je don­nais une pièce
chaque fois que je par­quais l’auto

nous leur avons lais­sé
Rio Tin­to
et notre amour des dia­mants

Monsieur

bien qu’à la mai­son
ce fût beau­coup mieux
j’étais encore
‘Mon­sieur le Pro­fesseur’
jusque dans les années qua­tre-vingt-dix
dîn­er
à la Table Haute
et d’autres
prenant les com­man­des
comme c’était naïf
de croire
que Thatch­er n’avait détru­it
que les mineurs
elle avait ouvert
la porte de der­rière
ajouté
des trafi­quants dou­teux
des courtiers cri­ards
à la racaille de tou­jours
et ils se sont fort bien
enten­dus

nous lais­sant
à nous con­tem­pler
le nom­bril

Rentrer chez soi

oh vertes cam­pagnes
et cot­tages
anglais
allées envahies
de carotte sauvage

où ros­es trémières
et pieds d’alouette
et bor­dures brodées
le long des pavés irréguliers
sur la carte
envoyée de Bar­row
et accueil­lie
par les ‘Man­ches­ters’
dans la boue des tranchées
de 1916
pho­tographié
bras en écharpe
près de la grille du cot­tage

souri­ant

‘No Place
Like Home’

La grand’rue

où le chif­fon­nier
avec bidet et char­rette chargée
agi­tait sa cloche
où ma mère
ver­sait du thé
aux Yan­kees
arrêtés
sur Portsmouth Road
en con­vois
ils me jetaient
de petites boites de bon­bons
au pas­sage

Récupération

je me tenais à côté
de la ‘récupéra­tion’
cinq sacs
sus­pendus
comme cinq grâces
pour redis­tribuer
la richesse du pays
fadais­es
pour les ban­quiers
pâte à papi­er
pour la presse
vieux fer
pour l’armement
vieux vête­ments
pour se cou­vrir
et pour le reste
des os
pour notre colle
sociale

Le Nord

Nous ne dépas­sions jamais
Wat­ford
et quand nous y arriv­ions
nous étions effrayés
un peu
et soulagés
de le trou­ver
presque nor­mal

le Nord
quand nous en par­lions
c’était Waltham Abbey
où mon arrière grand père
sculp­ta de nou­veaux bancs
et fit ce miroir
dans le vieux bois
qu’il choisit
comme payement

notre famille
dans des fer­mes
qui leur apparte­naient
autour de Northamp­ton
était une espèce bizarre
ne con­nais­sant pas les raids aériens
protes­tants
qui avaient leurs prob­lèmes

cou­sine Phyl­lis
dans le Grail
que j’entendais
grille de prison
tante Lou aux cartes
à Monte Car­lo

et le souf­fle
venant de l’arrière-cuisine
un lièvre mort dis­aient-ils
ou la mort par poi­son
dans la salle de bain
juste à côté

l’escalier de der­rière
qui grinçait toute la nuit
l’obscurité
à l’intérieur
comme à l’extérieur
prou­vait que c’était la cam­pagne

et au plus loin au nord
que nous nous risquions
les gaz d’échappement
s’élevaient der­rière nous
comme les gestes d’adieux
au départ d’un paque­bot

voguant vers un endroit
où se réfugi­er
dans notre cas
deux heures plus tard
chez nous

Remise des diplômes

Mes par­ents
venus pour
la remise des diplômes
le mien
trou­vaient Leeds
une ville crasseuse
les gens cor­rects
tout compte fait
et même sym­pa­thiques

la ville les fai­sait se sen­tir
encore plus déplacés
que chez eux
où ils étaient à peine
nor­maux
mais avaient leur place
et con­ser­vaient
leurs sou­venirs
de Lon­dres

comme une fan­fare
une fois passée
dont le bruit
ne peut quit­ter
les rues ani­mées
qu’elle a tra­ver­sées

dont le pas cadencé
ne serait jamais
en désac­cord
avec le vôtre
même si partout
c’était le silence

Classes

en fait
c’est comme une son­ner­ie
ringarde dans
une mai­son vide
qui teste
le genre de per­son­ne
qui va répon­dre
et les Anglais
sou­vent
ont cette son­ner­ie
dans l’oreille
peu importe s’ils
n’écoutent pas

la classe
c’est comme un
courant d’air
qui va vous
soulever
tout douce­ment
par­fois
ou bru­tale­ment
en garder d’autres
en bas

*
la classe c’est un jeu
où les let­tres
se réarrangent
pour for­mer une phrase
qui vous apprend
où vous êtes exacte­ment

et vous vous acharnez
tous les soirs
à arranger les let­tres
en vous deman­dant
si avec ce que vous avez
reçu il n’est pas pos­si­ble
de for­mer au moins
un mot

*
et classe bien sûr
c’est un autre mot
pour l’arsenal
sco­laire
le râte­lier à fusils
du fer­mi­er
le chien du pau­vre
flic

Qui possède

Pur­cell
qui pos­sède Byrd
qui pos­sède
le pla­fond
de la Chapelle de King’s Col­lege
le toit en blo­chet
de West­min­ster Hall
le vieux chêne impos­si­ble
de Win­ches­ter –
la nation

qui pos­sède la nation

Cobham

com­ment ai-je pu
pen­dant des années
me sen­tir si hon­teux
d’être né à Cob­ham
Sur­rey
trou­vant tou­jours
que les gens d’emblée
me trou­vaient sym­pa
ou pas
sur de fauss­es hypothès­es

seule­ment dans la soix­an­taine
le tra­jet vers l’école
sur mon vélo flam­bant neuf
– le prix de la bourse –
s’est trans­for­mé
d’un ter­rain golf
refuge pour les Bea­t­les
et espace
impos­si­ble­ment
enc­los
en ce lieu où Win­stan­ley
et ses Bêcheux16
‘True Lev­ellers’
comme ils s’appelaient
ont décrété
l’égalité
pour tous

quelle plaque
mar­que cet endroit
‘Ici a vécu
Ringo Starr’
‘Sol­dat
de St George’
ou ‘Ici
avant tant d’autres
et presque tous
a été proclamé
en Angleterre
le droit
d’être humain’

j’y ai vécu
vingt ans
y suis allé à l’école
dans un ray­on de cinq milles
et per­son­ne
n’a pen­sé que cela valait
d’être men­tion­né

Newcastle

John Lil­burne17
‘Niveleur’ dis­ait-on
lui préférait
porte-parole
‘Agi­ta­teur’

étu­dia à New­cas­tle
‘Roy­al Free Gram­mar School’
fut traîné par les mains
attachées à une char­rette
jusqu’à West­min­ster
mis au pilori
bâil­lon­né
per­sista
sa vie durant
à réclamer
des ‘droits égaux
pour tout humain’

Un bon nombre

La Roy­al Gram­mar School
de New­cas­tle
est fière
en ses pro­pres ter­mes18
que des jeunes gens
de toute con­di­tion
béné­fi­cient
des pos­si­bil­ités
offertes
par son enseigne­ment

aux dernières nou­velles
cent d’entre eux
reçoivent une aide
‘un bon nom­bre’
comme ils dis­ent

les autres
peu­vent acheter
ce qu’ils offrent
pour vingt livres
par jour

Clôture

instal­lé
pour une fois
ou seule­ment pour un jour
ou deux
à Worces­ter
après Cor­pus Christi
juste l’année d’avant
et Mag­dalen
de l’intérieur

con­nais­sant pareille splen­deur
en vis­i­teur
hon­oré
je demandai
à la femme de ménage
quel effet cela fai­sait
de vivre
dans tant
de beauté

j’en viens
répon­dit-elle
mais c’est presque tout
fer­mé

Le glaneur

John Clare
précurseur
res­ta de la cam­pagne
sans son éti­quette
poète paysan
pas très utile

mais là où ses oiseaux
trou­vaient refuge
dans les haies

du Northamp­ton­shire
d’immenses
moisson­neuses-bat­teuses
aspirent

jusqu’au dernier
grain
du glaneur

Les poètes anglais

Le cock­ney Keats
célèbre pour sa con­somp­tion
et son goût atroce
selon les jour­naux

pas vrai­ment à la hau­teur
de Shel­ley
qui l’a remis
à sa place

ou de Byron
qui fai­sait savoir
que Wordsworth
c’était la honte

au moins lui
avait enduré
Cam­bridge
par­mi le ‘bavardage

de fre­lu­quets’
écrivait-il –
mais Keats
qui étu­dia la médecine

d’après nos critères
guère classe ouvrière
lisait Homère
en tra­duc­tion

Vir­gile
par lui-même
éduqué
comme la mère

de Shake­speare –
un tal­ent à laiss­er
aux femmes de l’avis
du père du dra­maturge

à lui l’art plus noble
de ven­dre
des gants
aux plus hauts placés

Travail

Ma tante était
modiste ses cha­peaux
d’une telle per­fec­tion
que Cecil B. de Mille
ou un autre de la même eau
l’invita à aller
de Lon­dres
à Hol­ly­wood
sa mère
s’y opposa
à la place
elle tra­vail­la plus tard
chez Batey’s
four­nisseurs
de gin­ger beer
et limon­ades
pour la haute

mon autre tante
on l’aurait appelée
compt­able
si elle avait été un homme
elle équili­brait les comptes
pour toute L’Association
comme Pierre
avec sa bal­ance

c’était Lon­dres
et pour ma mère
de l’autre côté de la rue
chez Fort­nums
il y eut des années
de for­ma­tion
à com­ment au mieux
servir les rich­es
sans les froiss­er

et leur jeune frère
pre­mier jour comme employé
ren­tra à la mai­son
la mère scan­dal­isée –
‘tes mains
sont sales
aucun de mes fils
ne fait tra­vail pareil’
il n’y est pas retourné
le lende­main

Piscine

nous avions une piscine
der­rière le pavil­lon de l’école
où ceux qui s’étaient dis­tin­gués
pou­vaient aller plonger
par les jours de canicule
notre priv­ilège
nous balad­er libre­ment
côte à côte
comme dans un domaine
privé
où il fai­sait frais

nous prou­vions
que nous étions
au dessus de tout ça
à rien d’autre
que le bruit
de nos brass­es
jusqu’à ce qu’un
ennui
se creuse
nous sub­merge

et que nous sor­tions
sur le bord
et nous tenions là
comme un chien mouil­lé
sur la rive
cher­chant quelqu’un
mais pas une âme en vue

Service militaire

les plus âgés
dans la famille
comme mon frère
ont décou­vert
com­ment nos pères
s’entraînaient au com­bat

cheveux rasés
vis­age tan­né
par l’hiver
marchant
aux ordres

je les voy­ais défil­er
dans l’Essex
sur quelque chose comme
des instruc­tions de danse

voyelles
mal­menées
ni mots ni syn­taxe
juste une sorte
d’aboiement
ponc­tué

The Lit and Phil19

com­bi­en de Jacobins
aujourd’hui
s’en vont par West­gate Road

ils ont ven­du l’ouvrier
social­iste
en aval

et des pro­fesseurs âgés
résis­tent encore à la marée
de mérule

plâtre écail­lé
étagères affais­sées
là où leurs prédécesseurs

aus­si la plu­part bour­geois
votèrent la révo­lu­tion
con­tre leur roi

Geordies
des années dix-sept cent
soix­ante

non moins que
ceux aujourd’hui
qui don­nent leur vie

pour sauver l’empire
des pères de leurs pères
à com­bi­en de milles de dis­tance
*
Yeats demandait
‘qui han­tait
la Grand Poste’20
et répondait
aus­sitôt
‘Cuchu­laínn’

oh c’est facile ici
où Stephen­son
allumait sa lanterne mag­ique21

pas besoin
de chas­s­er le fan­tôme
jour après jour

il suf­fit d’aller à Eas­ing­ton
de rechercher tous ceux
qui ont dû par­tir22

Thomas Bewick23

juste en aval sur la Tyne
Oving­ham
son cimetière
Cher­ry­burn
sa mai­son natale
notre Rem­brandt
des fleuves tra­ver­sés
sur des échas­s­es
saut à la perche
presque raté
blagues de gamins
singes
au miroir
tout le monde
en train de piss­er

défenseur
du vieux canas­son
du chat à moitié étran­glé
du chien mal­traité
et du berg­er tran­si
ami du vagabond
vétéran
qui a per­du une jambe
de retour des guer­res

il savait
qu’un cheval pou­vait
aus­si aisé­ment
bal­ancer son cav­a­lier
dans la riv­ière
qu’attendre
un maître ivre
mais lui avait fait
enfon­cer ses sabots
juste sous la potence
refu­sant de tir­er
le tombereau

Le Duc

où la Mer du Nord
éclabousse les galets
entassés pour l’hiver
où l’eider à duvet
tel du soufre lent
rase l’eau calme

une vue par­faite
de la mer der­rière elle
elle est assise con­tre
le mur
dans la panique
le chateau par ici
a encore des per­son­nages de Kaf­ka
son mari
jar­dinier
mort
leur cot­tage
ils en avaient besoin
elle a été déplacée
plus facile­ment
que les meubles

là où aucun bruit de la mer
ne pou­vait emplir l’espace
épargné
par l’épine noire de la ville
les jardins du chateau
et les dernières nou­velles
des saisons

L’Embankment

Turn­er
dans son petit bateau
avec du rhum
et un rameur
le dos tourné à Lon­dres
pas­sa ses dernières années
à Chelsea Reach

on y a con­stru­it
la mai­son de l’espion
à la splen­deur osten­ta­toire
où Car­lyle se débat­tait
avec la révo­lu­tion
– française –
où les mil­lion­naires
tex­ans
peu­vent à nou­veau
con­tem­pler
sat­is­faits
de leur per­ron vert
un bout de jardin
pro­tégé
la mai­son de Thomas More
qui trou­va l’Utopie
ici
avant
un peu plus loin
le bour­reau
+
le traf­ic rugit
ses adieux émus
à Lon­dres
par delà une cour de récréa­tion
gril­lagée plus haut
qu’une cour de prison

sur le quai du fleuve
où la jeune Irlandaise
ruinée de Sick­ert
se ter­rait
comme des cen­taines d’autres
essayant de se décider

et main­tenant à marée basse
la boue
où mes ancêtres
pou­vaient libre­ment chercher
quelque objet
aban­don­né

les mou­ettes impri­ment
leurs motifs
d’empreintes rayées
bien con­nues
des uni­formes
portés par les forçats

Dans le noir

où le ciel de la nuit
n’était pas ciel
et le nuage pas nuage
mais fumée
de cig­a­rettes
aspirées à fond
cou­vrant les pre­mières
rangées du stade
où nous enten­dions
la plainte
d’abord
mise en garde
puis gron­de­ment étouf­fé
de rame de métro
entrant en gare
quand la foule
repre­nait
le rugisse­ment
que des mots isolés
se détachaient
comme des noms
et des vis­ages
et la pho­to
flashait
l’arrivée
et des chif­fons
étaient jetés
au pre­mier
chien
des parieurs
com­para­ient
leurs résul­tats
une main ser­rant
leur Bovril
l’autre
l’œuvre d’art des book­ies
hardi­ment illus­trée
d’un nom exo­tique
et d’un numéro
désor­mais
sans valeur
sauf pour des goss­es
comme moi
qui avec leur père
appre­naient le plaisir
de la foule
le brouil­lard de la nuit
et le bril­lant
et fugi­tif
répit
de tit­iller
la chance

Courses

Sandown
Kemp­ton
Good­wood
et Prince Monolu­lu24
comme une estampe
du Douanier Rousseau
coiffe en plumes d’autruche
gilet mag­ique
culotte ori­en­tale
sug­gérant le gag­nant
‘j’ai un cheval
j’ai un cheval’

Stam­ford Bridge
où ils me soule­vaient
sur leurs épaules
comme d’autres
trop petits
ou me fai­saient pass­er
de l’autre côté de la clô­ture
pour m’installer
par­mi des rangées de transat
sous la toile cirée
qui aurait du cou­vrir
les jambes d’un invalide de guerre

Bleus

j’étais bleu pour Oxford
mon frère bleu
pour Cam­bridge25
comme s’ils entendaient
nos clameurs
même d’à côté
de Put­ney Bridge

les loge­ments soci­aux
où le déver­soir
puait
refoulait
le souf­fle
de tout ce qui
ne ser­vait plus

les escaliers en pierre
il fal­lait les mon­ter
dix volées
peu importe si
les jambes
protes­taient
ou étaient vieilles
+
ma rose était rouge
celle de mon frère blanche
Plan­ta­genet
et York­shire
CCC26
la mienne rouge
Lan­cast­er
autant que Wash­brook
notre lignée
un bom­bardier
au long cours
une his­toire de célébrités
achetées avec des cig­a­rettes
Richard le Bossu
Hen­ry Tudor
et les Edouard
tous les mêmes
+
nous étions des cav­a­liers
pas des têtes ron­des27
Chelsea pas Arse­nal28
Churchill con­tre Attlee29
nos cir­con­scrip­tions
toutes de couleur
bleue

com­bi­en plus col­orée
une cause
pour laque­lle mourir
même du mau­vais côté
des grilles
tou­jours du bon côté
de la rue

Clapham Junction

où le nord
était tou­jours là
tout prêt
en attente
mais invis­i­ble
une seule couleur
moutarde Cole­mann
seule dis­trac­tion
peint sur une façade
un cube Oxo

la brique grise
en manque de pein­ture
argen­tée shrap­nel
brûlée
sur les bor­ds

fenêtres impos­si­bles
cassées noir­cies
bien pires que tout
ce qu’ils imag­i­naient
en dis­ant le nord

et tout ceci
invis­i­ble
de la fenêtre
de leur wag­on
en route pour Lon­dres

où se pos­er
pour la journée
à Man­sion House
au Strand
Corn­hill Hol­born

toutes les rues
chas de l’aiguille
où les rich­es pas­saient
plus facile­ment qu’un chameau30

Les églises de Wren

Je les aimais –
dépouil­lées
chêne mas­sif noir­ci
qui garde la réflex­ion
pour soi

faites pour être vues
en toute dis­cré­tion
pour enseign­er
ce qu’est la per­spec­tive

et si le grand orgue
fai­sait ton­ner ses tuyaux
et que la coupole répé­tait
dans le creux du pla­fond
en con­tre-point

vous com­pre­niez
que dieu avait été
sor­ti de sa machine
con­ver­ti en pro­por­tion
équili­bre, échelle

que la mesure pre­nait le relais
angle et levi­er
struc­ture pro­fondeur poids
comme les phras­es
de Pope

répè­tent dévelop­pent vari­ent
sus­pendent éten­dent
s’opposent
retour­nent et réaf­fir­ment
puis con­clu­ent

*
et au coin de la rue
comme le craig­nait le poète31
le papi­er mon­naie
cir­cu­lait
si peu matériel

bien avant le pre­mier
ordi­na­teur
toute la richesse du monde
est passée par ici
comme farine en un enton­noir

embal­lée entre­posée
expédiée au delà des mers
puis ren­voyée
mul­ti­pliée
par mil­lions

les Amérin­di­ens
les cap­tifs de la Gold Coast
quelques nobles sauvages
là près de Tahi­ti
en ont payé le prix

on l’entend presque
en ten­dant l’oreille
qui cir­cule dans
le dôme de St Paul
en un mur­mure

La surprise

Haydn
mon­tait jouer
en haut d’escaliers som­bres
près de Covent Gar­den
un petit salon
et une foule
d’amis
bouch­ers
maîtres de musique

une sur­prise
en Europe
habituée à des hordes
de nobli­aux
som­nolant du début
à la fin
jusqu’à ce qu’il les éveille
de son fameux
Pauken­schlag

aujourd’hui
l’Albert Hall
comme un col­isée
romain
entasse
de pareilles foules
d’intellectuels en voy­age
de ban­quiers
au rabais
d’amateurs en tout genre
et d’amoureux
jusqu’à ce qu’ils doivent
céder la place
à des dra­peaux
déployés
des vis­ages rougeauds
pas doués pour le silence
sauf s’ils en reçoivent l’ordre
pour deux min­utes
en novem­bre

mais explosant
pour les gars de la Marine
orchestrés par
Hen­ry Wood32
et l’instant solen­nel
du triste Elgar
Orgueil Pompe
Cir­con­stance
et Guerre

Albert Dock

chamar­rés
comme une pochette
de sergeant pep­per33
la zig­gourat
irako-aztèque
le Fort Rouge
ramené
en minia­ture
d’Agra
une sorte de dome de St-Pierre
avec une touche Tudor
et le Liv­er Build­ing
un clas­sique Walt Dis­ney
mais ce n’est pas sa faute

un amour dingue
pour le côté
fouil­li
trucs ramenés à la mai­son
étalés
comme dans un B&B
sur le buf­fet de famille
deux agneaux
et des castag­nettes

une esthé­tique
par­faite
pour les Anglais
comme le goût
des bon­bons à la réglisse
les couleurs acides
trop sucrés
un assor­ti­ment lim­ité
tous avec des lanières de cuir
qui tien­nent tout ensem­ble
à peine remar­quées
juste comme le com­merce
per­du
noté ici
pour que nous n’oublions pas
dans le nou­veau musée
qui recon­naît
enfin
l’esclavage

Douvres

les fan­ions en plas­tique
col­lés au mur
comme des feuilles mouil­lées
fixées là
par le vent la pluie
proclame
que c’est la Saint George34

en petite toque de
bouch­er et enruban­nés
de dra­peaux anglais
ils cri­aient haro
par les rues
surtout
à Dou­vres

où Gloster
ne fut pas aveuglé
par les blanch­es falais­es
et le Roi Lear
attendait l’aide
de sa fille
et des Français

et les col­lec­tion­neurs
de perce-pier­res
s’accrochaient
comme ils pou­vaient
à ce que les pan­neaux appel­lent
les falais­es
de Shake­speare

*
et au Eight Bells
comme le lunch du dimanche
dérive à nou­veau
vers le soir
ils dis­ent bon­jour à maman
sur le portable
la meilleure maman du monde

pas encore tout à fait givrés
mais bien­tôt
comme les hommes
qui geignent
au bar à expli­quer
que c’était pas
ce qu’ils voulaient dire

rien de per­son­nel
et la High Street
Oxfam Save the
Chil­dren Mind
The Heart Foun­da­tion
RSPCA35
rap­pel­lent qu’ici
c’est l’Angleterre

et les pen­sions palis­sadées
où jadis Wordsworth
attendait tran­si d’amour36
où Matthew Arnold
venait écouter
le lent gron­de­ment
du ressac

sur les galets quit­tant la rive
pour y être ramenés
à la marée suiv­ante37
où les sil­lons des vagues
offrent peu de récon­fort
dépas­sant tout
ce qui passe

et la mou­ette
plonge
dans les déchets
s’élève
telle un phénix lour­daud
ajuste ses ailes
et s’ébroue

lance
le même cri perçant
que les noces
pour la mar­iée
et le mar­ié
pour l’Angleterre
et Saint George

tapageurs
sen­ti­men­taux
et comme l’a remar­qué
tout vis­i­teur
depuis l’époque
de Shake­speare
portés sur la bagarre

Champs élyséens38

tous les pau­vres de Ben­well
changèrent
de forme
et de couleur
en une nuit

les feux aux car­refours
lais­sèrent pass­er
la ruti­lence
de saris
de shal­war kameez

des mag­a­sins aban­don­nés
envoyèrent
des mes­sages triv­i­aux
d’ici à tous les coins
d’un empire bien dis­paru

Jim­my le bouch­er
pré­parait des têtes de porc
pour les fes­tiv­ités philip­pines
accom­modait des pieds de porc
pour les Ango­lais

toute la journée son employé
découpait assez de bass­es-côtes
pour con­stru­ire en minia­ture
un nou­veau chemin de fer
du Paci­fique

Fri­t­ure Halal
Cui­sine de la Mama
Fou de Piz­za
Vieux Teheran
comme les Fauves en France
apportèrent la couleur

et les pau­vres aux joues pâles
illu­minés de sourires
comme on n’avait pas vu
depuis que les Tom­mies
étaient ren­trés au pays

ce n’était pas un rêve
juste un coup d’œil
sur un matin ensoleil­lé
où la Mai­son des Infir­mières
deve­nait un nou­v­el Asile

et où les pro­fesseurs de langues
après des aprés-midis à expli­quer
ter­mes juridiques
arrêts des tri­bunaux
inter­dic­tions

regar­daient par
des fenêtres aux rideaux en filet
bien au-delà de l’épuisement
un petit com­mon­wealth
de pos­si­bil­ités

sans savoir
où il allait
ni s’il aurait le temps
de rester

Paru dans…
The Scale of Change (2011)

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­trice : Chris­tine Pag­noulle et Annette Gérard | crédits illus­tra­tions : © DR.

LIBERT, Béatrice (née en 1952) : "Passage du laitier" (2010)

Deux haies de sagesse par où s’en vont chats et renards, fouines et mulots. Si vous emprun­tez le rac­cour­ci, ne hâtez pas le pas. Écoutez plutôt les trilles des oise­lets et, sous leurs notes, les cruch­es de lait qui s’entrechoquent loin, très loin dans un temps qu’on dit ancien. C’était hier, mais le sen­tier n’a pas per­du l’écho de leur tra­ver­sée ni la fraîcheur de la pré­cieuse livrai­son. L’écume du lait a chu sur les pétales, à moins qu’elle ne soit mon­tée à la tête des arbres et de l’avril en pâmoi­son.

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Pas­sage du laiti­er (2010)

En savoir plus, dans wallonica.org...

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Statut : validé | mode d’édition : partage, édi­tion et icono­gra­phie | source : Pas­sage du laiti­er (2010) | con­tribu­teur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Jean Kat­tus ; Philippe Vienne ; Béa­trice Lib­ert.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tu es ma rive" (2019)

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tous deux se regardaient…" (2019)

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tu es là, vivante à mon cœur comme l’épousée" (2019)

Je ne met­trai pas genou en terre,
Que seul ou… devant toi.
Je ne pleur­erai pas l’amertume de mes entrailles,
Que seul ou… devant toi.
Je ne lèverai pas le poing au ciel
pour maudire le des­tin,
Que seul ou… devant toi.

Ils ne sauront rien de mon trou­ble,
Ils ne com­pren­dront pas pourquoi je par­le seul,
Pourquoi j’offre l’échine, moi qui ne fuyais pas le regard.

Mais tous soupireront d’aise
Quand je souri­rai,
Devant toi,
Enfin trou­vée…

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : DOTREMONT, Chris­t­ian : L’ours du sens (ca. 1976) © MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Hier est loin" (2019)

Hier est loin,
C’est déjà demain.

Un jour, la Terre
A inven­té l’Amour
En embras­sant le Feu.
Son ven­tre mouil­lé d’Eau,
Elle l’a con­fié au Ciel
Pour qu’il forge chaque jour,
Le matin de nous deux,
L’eau mar­iée de nos yeux,
Le feu sauvage de nos ven­tres,
La terre con­fi­ante sous nos pas
Et le vent qui nous porte.

Je t’aime à jamais…
Plus un jour

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : André Mas­son, Terre éro­tique (1955) © leshardis.com.

Devotions: The Selected Poems of Mary Oliver (recueil, 2017)

[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce recueil est un Best-Sell­er du New York Times et a été désigné “Livre qui m’a aidé.e à tenir bon” par le Oprah’s Book Club.

« Quel que soit l’endroit où vous com­mencez à lire, Devo­tions est incroy­able­ment atti­rant, qu’il s’agisse des exubérants poèmes au chien d’Oliver ou des poèmes sélec­tion­nés dans Amer­i­can Prim­i­tive (prix Pulitzer) et dans Dream Work, un de ses recueils les plus excep­tion­nels. Peut-être que le plus impor­tant, c’est cette écri­t­ure lumineuse qui nous apaise face à un monde fou et qui démon­tre com­bi­en une con­science plus aigüe peut pro­fil­er et trans­former une vie, instant après instant, poème après poème. » —The Wash­ing­ton Post

C’est un peu comme si la poétesse s’était assise à côté de nous et nous indi­quait quels poèmes elle con­sid­ère comme les plus impor­tants.” — Chica­go Tri­bune

La poétesse Mary Oliv­er a reçu le prix Pulitzer et elle présente ici une sélec­tion per­son­nelle de son tra­vail, ce qui en fait prob­a­ble­ment le recueil défini­tif de ses poèmes, écrits pen­dant plus de cinq décen­nies de sa mag­nifique car­rière lit­téraire.

A tra­vers les années, Mary Oliv­er a su touch­er un nom­bre impres­sion­nant de lecteurs avec des vers bril­la­ment ciselés, exp­ri­mant son amour pour le monde naturel et les liens puis­sants qui  unis­sent tous les vivants. Iden­ti­fiée par Dwight Gar­ner comme « de loin la poétesse la plus ven­due du pays », elle nous revient avec ce recueil éton­nant et défini­tif de ses poèmes des cinquante dernières années.

Edités avec soin, ce sont plus de 200 poèmes par­mi les meilleurs qu’Oliver a écrits, depuis son tout pre­mier recueil, No Voy­age and Oth­er Poems, pub­lié en 1963 (elle avait 28 ans), jusqu’à son tout dernier recueil, Felic­i­ty, paru en 2015. Cet ouvrage est fait pour dur­er et il a été conçu par Mary Oliv­er en per­son­ne : elle y offre le meilleur d’elle-même. Dans ces pages, elle nous pro­pose un recueil extra­or­di­naire, ines­timable, de ses obser­va­tions à la fois déli­cates, pas­sion­nées et pré­cis­es de la Nature authen­tique.

(trad. Patrick Thonart)

OLIVER Mary, Devo­tions: The Select­ed Poems of Mary Oliv­er (Pen­guin Press, 2017)
480 pages – ISBN‎ 0399563245 – Eng­lish

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Statut : validé | mode d’édition : tra­duc­tion, édi­tion et icono­gra­phie | tra­duc­teur : Patrick Thonart.

Mary OLIVER dans la poet­i­ca

THONART, Patrick (né en 1961) : "Tu as jeté sur moi…" (2014)

Tu as jeté sur moi
Le voile de la Tristesse.
Mais quand, face au soleil,
Tu souris de nous deux,
Entre les mailles dis­jointes,
Je vois briller tes yeux.

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Maya Deren © Alexan­der Hack­en­schmied.

THONART, Patrick (né en 1961) : "L’Ours titube dans la Forêt…" (2014)

L’Ours titube dans la Forêt
Il a les yeux brûlés
Il marche dos à la clair­ière
Où il l’a vue pass­er

Poil momi­fié et ven­tre sec
Elle s’agitait ivre et malade
De ces baies noires
Trop fer­men­tées

Le cœur à sang il a hurlé
Gueule au zénith il a pleuré
Et chaque larme était une loupe
Que le Soleil a transper­cée

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Domaine pub­lic.

THONART, Patrick (né en 1961) : "L’Ours lève la truffe…" (2014)

L’ours lève la truffe
Au vent du matin inqui­et

Il sort la langue
Aux odeurs du print­emps trompeur

L’hiver a fon­du comme sa douleur passée
Et la riv­ière gon­fle des neiges liq­uides
Comme son corps aujourd’hui pal­pite
Des sangs nou­veaux et de l’appel d’amour

Ce matin la renarde a frôlé
De sa gorge dard­ée d’aubépine
Son dru pelage tout encore embrumé
Pour que son cœur retrou­ve racine

Pour­tant…

Pour­tant l’ours hume le vide
Dans sa cav­erne, les murs sont éraflés
De ses pattes trop lour­des – lour­des
De son ven­tre qu’il ne peut laiss­er chanter

Pour­tant l’ours craint le vide
Dans sa clair­ière, les pier­res sont dénudées
Du soleil gris qui les a raclées
Du regard vide des isolés

Pour­tant l’ours com­bat le vide
Dans sa forêt, les troncs l’attendent
Et leurs fûts droits mon­trent le sens
De la vie droite vers quoi ils ten­dent

Mais…

Le print­emps a men­ti :
Il n’était pas tout l’été

Alors, mon Amour,
Je mar­que le pas
Et j’attends le tien
Pour m’apaiser dans ton sein

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Qui avance de print­emps en tout temps vif (1982) © Chris­t­ian Dotremont – Karel Appel – MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Le matin du Bon Jour…" (2014)

Le matin du Bon Jour
Il n’y aura plus rien
Rien que l’ours au soleil
Sur le dos
Et elle
En ten­dre char­rue
Qui creuse le creux de son flanc

Il y aura le pain chaud des peaux cuites
La can­nelle au nez
et
Le miel au ven­tre

Le matin du Bon Jour
Seuls les oiseaux
Racon­teront le monde

Le matin du Bon Jour
C’est le lent demain du Soir
Où elle posera sa valise
En souri­ant

Paru sur…
non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Pierre Alechin­sky, Soleil (1950).

THONART, Patrick (né en 1961) : "Pleurs" (2014)

De tout ce qui me sera demain
Je ne demande qu’un sein
A ma joue for­mé
Et de mes larmes baigné

Et je… l’enfant… y pleur­erai
Et la femme qui le porte
Je pour­rai enfin
Comme un homme
L’aimer

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : DOTREMONT, Chris­t­ian : Ques­tion insidi­aire (1978) © MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "L’œil de l’Homme est dans le lac…" (2014)

THONART, Patrick (né en 1961) : "Les armoires alignées…" (2014)

Les armoires alignées,
dans la pièce occultée,
sont toutes si bien fer­mées.
Pour­tant, à tra­vers cha­cune,
fil­tre un ray­on de Lune :
les ser­rures ver­rouil­lées
finis­sent toutes par rouiller.

Dans la colle d’une queue d’aronde,
pois­sent les crins d’une bête immonde.
Der­rière le bahut,
dépasse la corde d’un pen­du.
Dans ce tiroir sans fond,
grouil­lent des araignées sans nom.
Au lieu de l’huile dans la charnière,
coule le fiel d’une goule amère.
Sur le fau­teuil défon­cé,
ce n’est pas l’ombre de ta psy­ché
mais le reflet d’une âme damnée.
Et le bruisse­ment dans les plac­ards,
ce sont tes morts et les cafards.

Les armoires alignées,
dans la pièce occultée,
sont toutes si bien fer­mées.
Pour­tant, à tra­vers cha­cune,
fil­tre un ray­on de Lune :
les ser­rures ver­rouil­lées
finis­sent toutes par rouiller.

Il n’y a pas de Juge­ment dernier,
il n’y a jamais assez de clefs.
On se croirait dans du Kaf­ka
sauf que ton Procès… c’est toi.
Alors, à plein doigts,
touche ton émoi
(juste sous le cœur),
et vis enfin ta vraie peur :
plonge les mains dans le cof­fre noir
et sors la vieille boîte à musique,
celle que tu pre­nais
pour un Géant d’Afrique.

Les armoires alignées,
dans la pièce occultée,
sont toutes si bien fer­mées.
Pour­tant, à tra­vers cha­cune,
fil­tre un ray­on de Lune :
les ser­rures ver­rouil­lées
finis­sent toutes par rouiller…

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © bob-wit.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Bohémien sans répit…" (2014)

Bohémien sans répit,
ma paix ne trou­ve
qu’entre les cuiss­es
de la Bour­geoise
qui me sub­jugue…
de sauvagerie,
dans son lit-cage

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Chris­t­ian DOTREMONT © MRBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "La larme de l’Ours l’avait trahi…" (2014)

La larme de l’ours l’avait trahi.

Débor­dée de son œil rou­gi,
elle allumait sa joue

de la lueur du feu nour­ri.

Dans sa cav­erne, dans son abri,
l’Ours brûlait le sapin inutile,

et le vent avait com­pris
tout le cha­grin de son ami.
“Une escar­bille, sans doute”,
dis­ait Mar­tin un peu con­trit.

Et le vent avait con­té,
la belle Dame ren­con­trée ;
tous les fastes et les flam­beaux
à chaque fenêtre du château,

alors que Mar­tin mar­chait,
Mar­tin mar­chait dans sa forêt.

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Pierre ALECHINSKY, Linolog I (1972)© MBAB.

THONART, Patrick (né en 1961) : "A la kermesse des notables…" (2014)

A la ker­messe des nota­bles,
Tout le monde se met à table.
Maître Héron au cou trop fin
Donne du jabot avec entrain.

Mais à la ker­messe des nan­tis,
Plus per­son­ne ne sourit
Et les regards sans vie
Se reflè­tent dans l’argenterie.

Maîtresse Renarde au cœur four­bu
Sent dans sa chair la vie per­due
De Cen­drillon qui pleure son dû
Au milieu des polkas de ven­trus.

Dans une clair­ière au ciel trop bas,
L’ours endeuil­lé fait les cent pas.
Dans une main du crêpe noir,
Dans l’autre, une fleur… Espoir

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : Hen­ri EVENEPOEL, La prom­e­nade du dimanche au Bois de Boulogne (1899) © La Bover­ie.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Un jour viendra, couleur d’orange…" (2014)

Un jour vien­dra, couleur d’orange…

Appuyé con­tre son chêne
L’ours éteint sa pipe
Et ren­tre chang­er de slip
Lourde est son haleine
Et lourd est son pas

Si un jour ma Reine…
Non, il ne doit pas…

Chaque jour dans sa peine
L’ours à la riv­ière
Se rince les arrières
Souil­lés par la frousse
Qu’elle n’arrive pas

Si un jour ma Belle…
Non, il ne doit pas…

C’est mât de mis­aine
Quand le matin chante
Que l’ours joyeux bande
Et offre son ven­tre
Où elle peut s’asseoir

Si un jour ma Ten­dre…
Non, il ne doit pas…

Coudes sur le rocher
L’ours vise la trouée
Où l’herbe est couchée
Là elle est passée
Et elle l’a aimé

Si un jour ma Femelle…
Non, il ne doit pas…

Som­bre dans la cav­erne
L’ours racle son humeur
Une plaie au cœur
Cette airelle crevée
Qui ne se ferme pas

Si un jour mon Aimée…
Non, il ne doit pas…

Si,

Demain, dès l’aube
L’ours va pré­par­er
Chaque matin aux paupières sablées
Chaque moment où elle peut arriv­er
Chaque instant où il l’entendra
Chaque chant d’oiseau et sa joie
Chaque sourire qu’elle lui don­nera
Et tous les demains qu’il lui bâti­ra
De ses bras

Et l’ours fixe la clair­ière
En espoir d’amour
Qu’Elle œuvre tou­jours
A son Joyeux Retour

Chaque jour…

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non pub­lié (2014)

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : © Domaine pub­lic.

THONART, Patrick (né en 1961) : "Quelque part dans la forêt…" (2011)

Quelque part dans la forêt,
Un ours se lèche une plaie,
Il s’est légère­ment blessé le flanc,
Sur un chemin qu’il con­nais­sait pour­tant.

Adossé au rocher, il sourit.

C’est au retour de l’amour,
Que, les yeux plein de son miel, à elle,
Il a lais­sé la branche mar­quer son ais­selle,
Pour tou­jours…

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THONART, Patrick (né en 1961) : "C’est la nuit, c’est le marbre…" (2011)

C’est la nuit, c’est le mar­bre,
L’homme gît près de son arbre,
Un sang pois­seux voile ses yeux.
Du pas­sage de la Géante,
Lui reste une plaie béante.
La main du cœur
Est arrachée…

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Statut : validé | mode d’édition : rédac­tion, édi­tion et icono­gra­phie | auteur : Patrick Thonart | crédits illus­tra­tions : STEICHEN Edward, Pas­toral Moon­light (1907) © Musée d'Orsay.